Relations mars 2010
Quand nos lois encouragent la cupidité
L’auteur est professeur au Département de sciences juridiques de l’UQAM
L’impunité de nos élites politiques et financières paraît sans bornes dans le contexte de la crise actuelle. Au Québec, une nouvelle loi la consacre.
La crise financière que nous vivons en ce moment résulte de l’emprise de la logique libérale du marché. Or, la prétention selon laquelle le marché réalise toujours la vérité des prix est une fausseté, puisque les titres qualifiés du barbarisme « papiers commerciaux adossés à des actifs » se sont avérés sans valeur sur le marché lorsque l’on a réalisé que les banques les avaient truffés de créances pourries. La Caisse de dépôt et placement du Québec perdra 40 milliards de dollars de nos économies pour avoir voulu nous y faire croire. Et cela presque en toute impunité. Ces aigrefins se sont défilés avec des pactoles que toute une vie de labeur ouvrier n’amassera jamais. On nous disait que le profit récompensait le risque. Nous savons maintenant que certains prennent les décisions et les profits alors que d’autres assument toujours le risque de perdre leur emploi, leur maison, leur fonds de pension et que leurs impôts servent de subventions aux banques.
Nous vivons, au Canada, dans un système financier à ce point concentré qu’un avocat de Toronto a pu réunir autour d’une même table tous les détenteurs institutionnels de ces « papiers commerciaux » et arriver à une entente pour protéger leurs mises. On essaiera ensuite de nous faire croire que cette immense collusion du capital canadien, possible dans la crise, ne jouait pas dans la mécanique de sa mise en œuvre depuis trente ans…
Par ailleurs, comment croire en une volonté de s’attaquer à l’impunité du capital dans ce pays après avoir vu un ministre fédéral des Finances – Paul Martin en 1995 – utiliser, en toute impunité, une échappatoire fiscale qu’il a lui-même créée pour transférer son capital en franchise d’impôts dans un paradis fiscal, avec celui des principaux capitalistes canadiens? Le défi de la lutte contre ce genre d’impunité est grand, le système semblant ainsi fait qu’on ne peut jeter l’eau de la spéculation et des entourloupes financières tout en gardant vigoureux le bébé de l’économie.
Impunité financière consacrée par des lois
Aux États-Unis, on a même adopté une loi empêchant de poursuivre ceux qui avaient vendu des titres pourris. Au Québec, la nouvelle Loi sur les sociétés par actions, adoptée en décembre 2009, consacre l’impunité. Les administrateurs de compagnies seront exemptés de responsabilité pour leurs vilénies et pourront nous tondre impunément tout en puisant à pleines mains dans les coffres de l’État. Ce projet de Monique Jérôme-Forget, alors qu’elle était ministre des Finances, est tellement grossier qu’il demande d’être explicité.
La mécanique juridique déjà existante prévoit le privilège de la responsabilité limitée pour les compagnies. Un citoyen ordinaire est toujours responsable (sauf dans le cas d’une faillite) de ses dettes et obligations, même si elles dépassent ses actifs. La compagnie, elle, empoche tous les profits et lorsque viennent les temps durs, sa responsabilité ne s’étend qu’aux actifs qu’elle a bien voulu y laisser. Par exemple, une minière exploitera à fond un gisement, distribuera les dividendes et, une fois la ressource tarie, se dissoudra, laissant à l’État le soin de réparer les dommages sociaux et écologiques qui en découlent – un fonds vient d’être créé à cet effet en décembre dernier. Privatisation des profits et socialisation des risques, des coûts et des pertes.
À ces dispositions juridiques, la nouvelle loi ajoute un autre privilège : le tribunal ne pourra pas substituer son jugement à celui de l’administrateur, même si la décision prise conduit à la déconfiture et à la spoliation des créanciers. Par ailleurs, si l’on démontrait qu’il a manqué à ses devoirs de « prudence et de diligence, d’honnêteté et de loyauté et d’absence de conflits d’intérêts » (l’art. 322 du Code civil), l’administrateur pourra se défendre en disant qu’il l’a fait « de bonne foi », la meilleure preuve de sa bonne foi étant le certificat écrit d’un expert attestant que l’opération envisagée était jugée saine au moment de sa mise en œuvre. Alors qu’ils sont prohibitifs pour le commun des mortels, les tarifs des avocats sont ici vétilles pour acheter comme autrefois les indulgences, pareils certificats et assurances…
La loi donnait quelques recours aux seuls actionnaires; on les leur restreindra. Non seulement les responsables et thuriféraires du système économique qui nous a conduits à la crise ne sont pas inquiétés, mais ils bénéficient d’une plus grande impunité.
Tout cela est privilège du capital, sans contrepartie. La compagnie qui viole systématiquement les lois, que ce soit celles de la protection de l’environnement, des relations de travail ou de la santé et la sécurité, ne paiera qu’une amende. L’État n’exerce pas encore le pouvoir de dissoudre les compagnies socialement scélérates. Le hors-la-loi va en prison, mais au Québec, une fois créée, la compagnie ne paie même pas la part d’impôts qui pourrait servir à éponger les conséquences de sa cupidité. C’est cela la véritable impunité.
Slavoj Žižek rappelle à juste titre que le marché n’est pas neutre mais construit socialement et maintenu par des décisions politiques et des institutions juridiques (dans Harper’s Magazine, octobre 2009). L’alternative n’est donc pas de combattre ou non l’idée de marché, mais de déterminer comment l’instituer et le réguler pour qu’il ne puisse plus générer cette impunité qui tient la population en otage.
La réforme de la Loi sur les sociétés par actions aurait dû être l’occasion de contrer les excès qui ont causé la crise. Elle fut adoptée en douce, dans le silence de la presse.