Relations août 2013
Qatar : une micro-monarchie ambitieuse
L’auteur, spécialiste du Qatar, a publié L’énigme du Qatar (Armand Colin/IRIS Éditions, 2013)
Croulant sous les milliards de dollars que lui rapportent ses ressources gazières, cette minuscule monarchie autoritaire cherche à s’imposer autant sur la scène régionale, déstabilisée par le printemps arabe, qu’à l’échelle internationale.
Devenu un acteur important dans le concert des nations, le Qatar continue à mener une politique ambitieuse qui le fait intervenir dans différents champs. Du sport aux médias et des relations internationales à la sphère économique, l’émirat ne néglige aucun domaine d’activité pour exprimer son désir de puissance. Passée de l’ombre à la lumière en moins de 15 ans, cette micro-monarchie suscite désormais de plus en plus de questionnements, notamment en ce qui a trait à la conduite de sa diplomatie. Quels en sont les ressorts et comment analyser la disparité de postures qu’adopte le Qatar envers les différents acteurs des relations internationales? Car la différence est grande entre, d’un côté, la proximité de l’appareil d’État qatari avec les mouvements islamistes du monde arabe et, de l’autre, la volonté d’entretenir en même temps des partenariats stratégiques avec les grands pays occidentaux, lesquels voient d’un œil plutôt méfiant la connivence entre le Qatar et les gouvernements issus de la matrice des Frères musulmans. Certains le soupçonnent même de soutenir des forces djihadistes.
Dans l’œil du cyclone
Le premier élément à mettre en évidence est d’abord la position géostratégique du Qatar. Coincé entre deux grands voisins (l’Arabie saoudite et l’Iran) dont les velléités de grandeur et de leadership régional ont toujours créé une sensation d’extrême vulnérabilité auprès de la famille royale Al Thani, le Qatar est un État richissime, très petit et fragile. Il compte un peu plus de 1,9 million d’habitants (dont la très grande majorité a le statut de travailleurs étrangers) sur un territoire de 11 586 km2 – à peu près la superficie de la Montérégie. Cette situation qui nourrit une sorte de complexe d’assiégé est un facteur explicatif déterminant pour saisir le mode d’affirmation des décideurs du pays, résolus à sortir de cet état de faiblesse par le biais d’une politique de visibilité internationale exacerbée. En ce sens, le soft power[1] déployé par les autorités répond d’abord à un impératif de sécurité destiné à fixer le Qatar sur la carte du monde afin de rompre avec l’anonymat dans lequel était confiné le pays depuis son indépendance et jusqu’en 1995, année du coup d’État du cheikh Hamad qui a destitué son père dans une opération effectuée sans effusion de sang. Monarchie autoritaire habituée aux coups d’État (le premier émir avait été destitué par son neveu quelques mois après l’indépendance), le Qatar est devenu, selon les indications du magazine américain Forbes, le pays le plus riche si l’on se base sur le PIB par habitant. Disposant d’un fonds souverain dont la valeur, estimée à plus de 100 milliards de dollars, en fait l’un des plus dynamiques de la planète, l’émirat est assis sur une véritable mer de gaz et concentre à lui seul les troisièmes réserves de gaz naturel de la planète (derrière la Russie et l’Iran).
Cette stratégie du rayonnement international tient aussi à l’histoire récente de la région du Golfe. Les raisons de cette politique sont certainement à chercher dans les soubresauts de la première guerre du Golfe, qui démarre avec l’invasion du Koweït par l’Irak, le 2 août 1990. Cet évènement tragique résonne jusqu’à aujourd’hui comme le contre-exemple absolu pour tous les monarques de la région. À partir de cette date, les dirigeants du Qatar comprennent qu’ils ne seront jamais en sécurité et qu’un pays arabe (fût-il « frère ») pourrait à tout moment rompre n’importe quel pacte de non-agression, ravivant l’urgence pour Doha de se prémunir contre toute agression potentielle. Le corollaire de cette équation a été l’alliance stratégique déployée avec le gendarme de la région, menant à la signature d’un partenariat de défense militaire avec les États-Unis, en 1998. Cet accord sera définitivement scellé avec l’installation, en 2003, du Centcom (Commandement central américain) qui fera du sol qatari la plus grande base militaire américaine en dehors des États-Unis.
Le partenariat stratégique avec l’Occident
Cette alliance indéfectible avec les Américains se prolonge à travers des accords de coopération dans le domaine de la défense, signés avec d’autres États occidentaux, afin d’éviter une dépendance trop grande à l’égard de la puissance américaine. Dans l’esprit des dirigeants, les grandes puissances européennes, au premier rang desquelles la France et la Grande-Bretagne, constituent des points d’appui solides pour diverses raisons. Membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, ces deux pays disposent également d’armées considérées comme les plus robustes de la planète et sont à la tête de réseaux diplomatiques parmi les plus influents. Dans ce cadre, la France va prendre progressivement une place importante, notamment sur le plan militaire : pendant de nombreuses années, près du trois quarts de l’armée qatarie sera équipée avec du matériel français.
Au-delà de cette proximité stratégique fondée sur la coopération militaire, le Qatar entreprend la mise en place d’un arc diplomatique destiné à densifier ses relations avec les grands pays occidentaux en élargissant la coopération aux volets économiques. Là aussi, la Grande-Bretagne – ex-puissance coloniale au Qatar – est la favorite et reçoit, dès les années 1970, une partie des placements financiers effectués par les pétromonarchies grâce au boom pétrolier; suit, plus récemment, la France, sous l’impulsion de la présidence de Nicolas Sarkozy (2007-2012).
L’effet du « printemps arabe »
L’alliance avec les États occidentaux, qui reste la colonne vertébrale du Qatar dans sa projection sur la scène internationale à court, moyen et long termes, doit se comprendre de manière complémentaire avec l’attitude de l’émir à l’égard de son voisin immédiat, l’Arabie saoudite. Même si la relation tumultueuse que Doha a entretenue avec Riyad pendant une grande partie des années 2000 ne s’est pas complètement apaisée (pendant toute cette période, le Qatar a constamment pris le contre-pied des options défendues par la dynastie des Al Saoud, et ce, dans une dialectique de confrontation/affirmation), l’irruption du « printemps arabe » a durablement réorienté les priorités stratégiques qataries dans la région. Avec un sens aigu du pragmatisme – voire de l’opportunisme – et aidé dans la conduite de sa diplomatie par un système de gouvernement où la prise de décision ne s’opère qu’entre quelques personnes à la tête de la famille royale, le Qatar a su tirer profit d’une configuration régionale dans laquelle les traditionnels poids lourds ne pouvaient plus jouer de grand rôle. Avec une Égypte paralysée par son processus révolutionnaire de transition, une Arabie saoudite engluée dans ses querelles de succession, un Irak plongé dans des convulsions confessionnelles et une Algérie trop lointaine, Doha a su profiter de cette vacance pour jouer un rôle de leadership qui, même s’il semblait trop grand pour lui, lui a permis de s’affirmer davantage comme une puissance émergente.
Cette ambition est d’abord motivée par la volonté de jouer un rôle crucial dans des périodes transitoires à l’intérieur d’un espace géographique où son intérêt stratégique est primordial. Pays arabe et musulman, le Qatar a saisi que les révoltes qui frappaient cette région pourraient avoir des conséquences directes sur le plan intérieur, notamment en ce qui concerne la revendication d’une démocratisation plus affirmée. Adeptes de la realpolitik, les élites dirigeantes ont fait le pari d’une victoire durable des forces islamistes dans les pays nouvellement acquis au « printemps arabe ». De l’Égypte à la Tunisie en passant par la Syrie, le soutien médiatique, financier et diplomatique que le Qatar offre aux organisations proches des Frères musulmans se base sur le constat qu’à chaque fois que des nations arabes sont appelées aux urnes, ce sont ces formations qui sortent vainqueurs du processus électoral. L’autre élément qui joue en faveur de cette inclination est la place prépondérante que joue le guide spirituel des Frères musulmans, le cheikh Youssef Al Qaradhawi. Mufti officieux du régime et ouléma d’envergure internationale, ce dernier, qui bénéficie de la vitrine médiatique d’Al Jazeera pour légitimer les révoltes en cours, joue un rôle de plus en plus important dans la conduite de la diplomatie qatarie.
Le fait que le Qatar souhaite renforcer ses positions en Occident, tout en soutenant les forces islamistes dans le monde arabe, paraît en définitive n’être qu’un paradoxe apparent. Car ce qui reste déterminant aux yeux des autorités du Qatar, c’est leur volonté farouche d’exercer une influence dans une région du Golfe fortement instable.