Relations mai-juin 2017
Pour la décolonisation du Canada
L’auteur est professeur agrégé à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal
Les recommandations de la Commission de vérité et réconciliation participent de la lutte autochtone pour la décolonisation, mais plusieurs obstacles se dressent sur cette route.
Au début de juin 2015, la Commission de vérité et réconciliation du Canada sur les pensionnats (CVR) déposait le sommaire de son rapport final qui allait paraître, dans sa version intégrale, à la fin de la même année. Près de deux ans plus tard, où en sommes-nous dans l’application des recommandations de la CVR ?
La réconciliation est « un parcours qui s’étend sur plusieurs générations et qui inclut tous les Canadiens » (CVR, rapport sommaire, p. 224). Mais pour éviter que ce processus soit noyé dans le tourbillon de l’actualité, la commission demandait la création d’un Conseil national de la réconciliation, une instance permanente chargée d’assurer le suivi des demandes de la CVR et de l’évaluer annuellement. Le 15 décembre 2016, le gouvernement en a enfin fait l’annonce.
Pour la CVR, la réconciliation dépasse le simple apaisement des relations ; elle « exige des mesures constructives pour aborder les séquelles permanentes du colonialisme ». La réconciliation est donc une décolonisation. C’est un processus global, relatif notamment à l’autodétermination, au territoire, à la revitalisation culturelle et spirituelle.
Des peuples de plus en plus visibles
L’intérêt croissant des médias canadiens et québécois pour les questions autochtones est une bonne surprise, d’autant que le lien entre la situation actuelle et l’héritage tragique des pensionnats est souvent expliqué. Par contre, les médias francophones sont loin d’avoir accordé à la CVR toute la visibilité qu’elle méritait. Alors que les travaux d’autres commissions comparables, au Québec et au Canada, ont été diffusés en direct et ont fait l’objet d’analyses régulières (pensons aux commissions Charbonneau et Bouchard-Taylor), la couverture des consultations de la CVR s’est souvent réduite à quelques manchettes résumant les témoignages, noyées dans le fil des nouvelles. Néanmoins, quelque chose semble avoir bougé. Non seulement est-il davantage question des enjeux autochtones, avec un souci d’analyse de plus en plus présent, mais une place plus grande est donnée aux voix autochtones elles-mêmes, particulièrement celles de la jeune génération qui a fait ses gammes dans la mouvance d’Idle No More (Fini l’inertie).
On voit aussi les instances autochtones marquer plusieurs points devant les tribunaux, spécialement en matière de revendications territoriales, modifiant ainsi la jurisprudence. Les universités québécoises développent quant à elles des programmes d’études, en partenariat avec des instances autochtones et sous la forte influence de chercheurs et d’intellectuels des Premières Nations. À Odanak, par exemple, le collège Kiuna s’investit dans l’enseignement supérieur. Des programmes de revitalisation des langues autochtones intéressent non seulement les Autochtones eux-mêmes, mais aussi des allochtones qui se bousculent pour y obtenir une place. On voit aussi se multiplier les espaces autochtones urbains.
Ainsi, un imaginaire colonial prend l’eau – celui de l’Indien voué à disparaître sous la marche inexorable de l’histoire – se trouvant contesté par l’imaginaire mobilisateur de la « résurgence » autochtone. Cette notion, utilisée par certains auteurs (Taiaiake Alfred, Leanne Simpson, Jeff Corntassel), évoque la vitalité autochtone qui forge avec créativité ses propres outils et ses propres stratégies afin de se projeter au-delà du colonialisme, entre tradition actualisée et réinventée. Cette vitalité imagine une variété de postures subversives, fondées sur les traditions, l’imaginaire, les cultures, les spiritualités et les modes d’être des peuples autochtones, pour se réapproprier différents territoires, physiques comme symboliques : territoires géographiques, institutions politiques et économiques, pratiques culturelles, intellectuelles et spirituelles. Revendiquant les traditions héritées du mode de vie nomade d’avant les réserves, la résurgence autochtone est une mise en mouvement. Elle contredit le principe « enfermant » de la réserve indienne. Elle n’a pas fini de surprendre. Elle se dissémine dans les esprits et les cœurs. Elle répond à la colonisation par la pollinisation.
La réconciliation à l’épreuve de la Déclaration de l’ONU
Selon le premier principe de réconciliation énoncé par la CVR, la « Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones est le cadre pour la réconciliation à tous les niveaux et dans tous les secteurs de la société canadienne ». La déclaration de l’ONU couvre plusieurs enjeux importants : gouvernance, territoire, éducation, santé, culture et langue, religion et spiritualité, etc. Elle affirme le droit des peuples autochtones à l’autodétermination (art. 3) et à leur consentement libre et éclairé, accordé par leurs représentants dûment choisis (art. 18), pour tout projet qui les touche de quelque façon que ce soit (art. 19) ou encore qui touche leurs territoires (art. 32.2) et l’occupation de ceux-ci (art. 10). Si leurs territoires ont été pris, occupés, confisqués ou dégradés sans un tel consentement, ils ont droit à des mesures de réparation ou de compensation (art. 28). Le Canada est susceptible d’être visé ici, ayant ratifié cette déclaration (non contraignante) en 2010, après avoir refusé de le faire pendant plusieurs années.
La demande de la CVR concernant l’adoption de la Déclaration comme cadre de réconciliation se heurte à des obstacles juridiques importants et le gouvernement du Canada dit explorer des manières de lui donner suite. Cette demande est une des pierres d’assise de la réconciliation ; sa réalisation est donc cruciale pour la pérennité des travaux de la CVR.
La réconciliation à l’épreuve de l’exploitation pétrolière
Les décisions du gouvernement Trudeau d’autoriser des projets d’exploitation pétrolière représentent un test pour la réconciliation. L’intellectuel mohawk Gerald Taiaiake Alfred soutient que la réconciliation est un miroir aux alouettes, qui distrait les Autochtones de ce qui devrait être leur souci premier puisqu’il s’agit de la condition fondamentale d’une décolonisation : la restitution massive de territoires et des moyens d’y habiter d’une manière viable. Si la réconciliation consiste à en finir avec une injustice, l’injustice fondamentale vécue par les peuples autochtones est la dépossession territoriale. Comme le rappelle Thomas King, dans L’Indien malcommode (Boréal, 2014) : « L’enjeu qui s’est toujours implanté sur nos rivages avec l’arrivée des Français, des Anglais et des Espagnols, l’enjeu qui a été la raison d’être de toutes les colonies, l’enjeu qui a fait son chemin d’un océan à l’autre, des Grands Lacs à l’Arctique, et qui nous occupe encore aujourd’hui, l’enjeu qui n’a jamais changé, n’a jamais dévié, n’a jamais faibli, c’est la terre. La terre a toujours été le seul véritable enjeu. Ce sera toujours la terre, tant qu’il subsistera un centimètre carré de terre en Amérique entre les mains des Autochtones » (p. 247).
Le gouvernement Trudeau, qui fait montre d’une ouverture sans précédent envers les revendications autochtones, ne s’est toutefois pas laissé arrêter par l’objection de nations autochtones à plusieurs projets pétroliers. Dans le grand dégel qui succède à l’hiver des années Harper, la glace fond certes, mais révèle de ce fait le roc sur lequel le Canada est bâti : soit la force de la structure coloniale et extractiviste de son économie.
Les Églises à l’épreuve de la décolonisation
La CVR adresse par ailleurs plusieurs demandes aux Églises et aux coalitions œcuméniques. Les Églises y ont répondu de diverses manières et à divers degrés, mais certaines demandes nécessitent un travail à plus long terme. C’est le cas, par exemple, de la répudiation de la doctrine de la Découverte et du principe de la terra nullius, justifiant la colonisation européenne – ce qui a été fait par plusieurs instances ecclésiales – et de la présentation d’excuses par le pape (il semble que le Saint-Siège envisage de répondre favorablement à cette demande).
Certains enjeux plus profonds d’une réconciliation comprise comme une décolonisation concernent la décentralisation et la place concrète que les Églises seront prêtes à faire aux savoirs et au leadership autochtones. Elles n’en sont pas toutes au même point à ce sujet et l’Église catholique accuse un retard évident si on la compare aux autres Églises impliquées dans les pensionnats. Il en va de même pour l’intégration des savoirs autochtones dans la formation théologique, où elle ne doit plus être laissée à la marge des objets d’étude.
Mais la décolonisation, pas plus celle de l’Église que celle des États, ne saurait consister à « accorder » plus de place aux Autochtones. Les tenants de la résurgence ne demandent rien de tel, ils veulent plutôt se réapproprier leur liberté. Une dynamique de résurgence est-elle possible dans l’Église ? Il s’agit, pour une part, d’accepter que, pour plusieurs Autochtones, se décoloniser implique de couper les ponts avec l’Église. C’est ce que disait un aîné autochtone non chrétien en s’adressant à l’Église : « Vous devez juste vous enlever de notre chemin pendant quelque temps afin que nous puissions faire ce que nous devons faire, car aussi longtemps que vous êtes là, à penser que vous nous appuyez, vous nous empêchez en fait de parvenir à notre propre vérité à ce sujet et à notre propre guérison à ce sujet » (CVR, rapport sommaire, p. 243). En outre, une Église décolonisée pour les Autochtones serait une Église autochtone, libre, exerçant son droit à l’autodétermination, sur tous ses territoires. Est-ce envisageable ?
Répondre à cette question à la place des Autochtones reviendrait à reproduire cela même qui a fait problème historiquement. Néanmoins, de ma perspective d’allochtone, je constate qu’il n’existe pas, au sein de l’Église catholique d’ici, une structure ecclésiale regroupant les Autochtones et gouvernée par eux, comparable à ce qu’on trouve dans l’Église unie et l’Église anglicane. À mon avis, c’est une étape nécessaire à la décolonisation.