Relations janvier-février 2018
« Politique identitaire », un oxymore révélateur
L’auteur est rédacteur en chef de Relations
Que nous dit l’amalgame inopiné de ces deux mots, sinon qu’il cristallise un double processus, étroitement lié à la globalisation capitaliste : une déculturation forcenée de la société et sa dépolitisation radicale – la politique étant réduite à une conception utilitaire, gestionnaire.
L’usage de plus en plus courant des notions de « politique d’identité[1] » ou de « politique identitaire » par la droite, qui prétend nommer et définir l’identité nationale pour l’imposer aux nouveaux arrivants, témoigne de manière symptomatique d’une profonde crise de la culture et de la politique dans nos sociétés contemporaines provoquée par la globalisation capitaliste. Comment l’identité, qui réfère à un rapport subjectif à soi et au collectif, de l’ordre du symbolique, de la représentation, de la construction de soi en relation au monde et à autrui, peut-elle faire l’objet d’une politique, comme si elle était objectivable, prédéfinie, programmable ? Comment, par ailleurs, la politique peut-elle se mettre au service de la promotion d’une identité, fût-elle qualifiée de « nationale », alors qu’elle se fonde en principe et en pratique sur l’ébranlement des identités, qu’elles soient subjectives ou collectives, pour en faire émerger – à travers la parole partagée, le débat et la mise en scène symbolique du conflit des rapports sociaux – un monde commun et un projet de « vivre-ensemble », au-delà des différences et des appartenances ? Non que la culture – dont relève d’abord l’identité – et la politique n’aient pas de rapport entre elles, au contraire. L’une et l’autre, en leur fond, réfèrent à la dimension symbolique de l’existence et à la question du sens ; la première aidant à vivre grâce à l’expérience sensible, au vécu, à la mémoire, à la quête de raisons de vivre ; la seconde, qui présuppose la première, aidant à vivre en se projetant en avant grâce à l’imagination créatrice et à l’action en commun.
Assaut sur la culture à l’ère de la globalisation
En quelques années, dans un effort de convergence planétaire sans précédent, les transnationales de la finance, des technosciences, du numérique et des médias ont réussi à créer deux illusions aux conséquences anthropologiques et politiques dramatiques. D’abord, la société n’existerait pas, sinon comme pure addition d’individus et, ensuite, les individus en question seraient fondamentalement sans attaches, affranchis de tout lien, mus par leurs seuls intérêts privés et détachés radicalement de leur environnement, conçu comme un simple espace de mobilité et réservoir de ressources à exploiter. Bref, un monde et un être humain en tous points conformes à l’homo œconomicus et adaptés aux exigences du tout-au-marché. Cette offensive néolibérale, par le biais de « politiques » extrêmement agressives de dérégulation économique, de privatisation et de démantèlement des solidarités sociales au profit du marché mondialisé, a laissé la société gravement fragilisée – à la merci de la volonté souveraine des puissances financières déterritorialisées de faire le plus de profit possible, libérées entièrement du devoir de responsabilité à l’égard du milieu de vie et de travail. Cette offensive s’est accompagnée de la colonisation de tous les domaines de la vie, autant publics que privés, par une logique marchande et technocratique nous amenant à vivre comme si la culture – certes utile pour se divertir et parfois même rentable –, n’était pas une dimension essentielle mais au fond superflue, et comme si les « formes de vie » irréductibles aux valeurs marchandes et utilitaristes, ou leur faisant obstacle, étaient condamnées à disparaître parce que désormais surannées.
Cependant, l’insouciance, voire l’euphorie face à cet aplatissement du monde et de l’existence sous les bulldozers de la finance, des technosciences et du numérique, en raison des promesses d’enrichissement et de puissance qu’il faisait planer, ont vite laissé place au cynisme et à un sentiment d’impuissance de plus ne plus généralisés. Car ce qui en résulte, c’est une marchandisation et une financiarisation du monde au bénéfice d’une infime ploutocratie mondialisée, déployant une avidité sans borne, laissant le monde largement pillé et pollué au point de menacer l’équilibre écosystémique planétaire et les conditions même de l’existence humaine. Le modèle de l’homo œconomicus, instituant une manière étriquée de vivre, se révèle intenable et mortifère, notamment du fait d’arracher radicalement l’être humain du monde, comme s’il lui était étranger, et de réduire toute chose à sa valeur monétaire.
Le transhumanisme se présente à cet égard comme l’idéologie décomplexée qui se déploie sous l’horizon d’une Terre dévastée, où le « progrès » technoscientifique et financier s’érige en idole sanglante. Face au profond mal-être tant individuel que collectif qui en découle, il déclare sans flafla l’humain obsolète et la destruction du monde inévitable, au nom de l’accumulation infinie du profit et de la puissance entre les mains de quelques-uns. L’éradication de la culture est de l’ordre des choses : la dimension symbolique et culturelle, les liens sociaux, la fragilité, la solidarité, l’interdépendance – des dynamiques propres au vivant – et même la conscience étant irrémédiablement dépassés. Le réel est réduit à sa face manipulable et quantifiable et tout le reste est rejeté dans le camp de l’illusion (voir le dossier « Le corps obsolète ? L’idéologie transhumaniste en question », Relations, no 792, octobre 2017).
L’identitaire comme rempart
Certains choisissent d’acquiescer docilement ou cyniquement à cet état de choses intenable. Mais face à cette agression sans précédent, il fallait s’attendre à ce qu’il y ait réactions et résistances. Les mouvements altermondialiste et de démondialisation (voir le dossier « Pour une démondialisation heureuse », Relations, no 793, décembre 2017) vont en ce sens. Mais toute réaction n’est pas résistance viable, ni heureuse.
Le repli identitaire est de cette nature : une réaction au tout-au-marché, mais laissant celui-ci intact, se rabattant uniquement sur des dimensions symboliques sclérosées et cloisonnées, sans emprise sur le monde. Une illusion rassurante, comme un décor de carton-pâte masquant un champ de ruines, permettant d’y vivre sans regarder la réalité en face. Le communautarisme ghettoïsant – dont le nationalisme ethnique est une variante – est ainsi une forme sociale tout à fait adaptée à l’emprise marchande, lui insufflant un supplément d’âme, tout comme l’est d’une manière plus assumée l’individualisme égotique et suffisant propre à l’élite jouissant largement des privilèges du capital. Si l’un s’accommode aisément d’une société radicalement dépolitisée, administrée, consumériste et productiviste, sans souci d’équité et d’égalité sociales, l’autre la soutient carrément.
Parmi les résistances réactives au capitalisme globalisé, on retrouve aussi le repli identitaire porté par le nationalisme d’extrême droite. Contrairement aux autres revendications « identitaires », celui-ci sert de repoussoir et d’épouvantail aux élites libérales et aux tenants du capitalisme globalisé. Voyez ce qui vous attend, dit-on, si vous écoutez les sirènes qui nous rappellent l’importance centrale de la culture : vous risquez d’aboutir à un régime ouvertement antidémocratique, voire policier et fasciste, essentialisant une « nation » séparée entre un « nous » et un « eux ». Contentez-vous d’une culture sclérosée, à petites doses, inoffensive, respectable et sans conséquence, car voyez ce qui arrive à ceux et celles qui prennent la culture trop au sérieux…
En fait, l’extrême droite identitaire met en scène de manière grossissante la culture mutilée une fois celle-ci digérée par le système technicien et utilitariste. La culture réduite à des clichés, à une liste de valeurs, à des comportements, pétrifiée, réifiée, dont des intellectuels convertis en brocanteurs font la promotion. L’ombre de la culture, aplanie, aplatie, comme la société, policée, disciplinée, bonne à être formatée, étiquetée, comme une marchandise locale à faire valoir sur le marché des identités mondiales par des politiciens devenus gestionnaires de l’ordre et de la bonne gouvernance, revendiquant l’authenticité d’origine. Opium du peuple, « âme d’un monde sans cœur » qui fait oublier l’insignifiance et l’angoisse d’un monde devenu naturellement inhumain, livré à la prédation financière et à la démesure technique.
La version « progressiste » de cette réification identitaire est de considérer ce qui relève de la culture et de l’identité (l’identité subjective, le rapport symbolique et vivant aux lieux, au territoire, à soi comme aux autres) comme étant entièrement auto-construit, adoptant ainsi en quelque sorte la logique instrumentale dominante. C’est pour cela que cette politique d’identité sera élevée au rang de mouvement d’émancipation et soutenue sans réserve par les intellectuels organiques du « progressisme » néolibéral de la Silicon Valley. Car elle sert à la promotion de la virtualisation du monde et de la manipulation, leur octroyant une aura d’émancipation dans la possibilité illusoire de se libérer des oppressions par la seule voie du langage et de l’identité malléable. Le soi comme le monde ne sont plus affaires d’interdépendance, d’interrelation, de liens et de limites, mais de pure communication fluide devant être maîtrisable, malléable à volonté, transparente, sans quoi il subsisterait des germes d’opacité et d’oppression – nous rattachant encore au monde d’avant. À la vision d’une identité pétrifiée dans un ordre politique autoritaire ou des îlots sécuritaires promue par la droite et l’extrême droite, s’opposent alors d’innombrables identités fragmentées, sans altérité, régulées juridiquement, qui n’appellent aucun dépassement politique en vue de faire émerger un monde commun faisant barrage aux forces dissolvantes et uniformisantes du marché.
Culture et politique
La culture, dans tous les cas, n’est plus une manière humaine et singulière d’habiter le monde, d’être-au-monde – tissu de relations vivantes avec le langage, l’imagination, la mémoire, l’art, la poésie, la religion, le sacré, la connaissance, la vie. Elle sert simplement d’instrument d’allégeance à un système impersonnel et abstrait pour ceux et celles qui ne peuvent se résoudre à vivre comme s’ils n’habitaient pas le monde à travers le sens, emportant avec eux une image figée de leur ancienne vie : Amish des temps postmodernes.
On ne sortira de cette impasse sociétale qu’en renouant avec un rapport vivant au monde qui mette en œuvre la dimension symbolique et culturelle essentielle à l’existence, et en mobilisant ses ressources dans l’engagement politique démocratique. La politique démocratique étant la mise en scène et en sens du mode culturel d’être-au-monde, affrontant les conflits au moyen du dialogue, de la délibération, de l’action concertée et, quand il le faut, de la désobéissance civile. C’est la mise en partage du pouvoir de réflexivité propre à chacun, celui de prendre en compte l’autre, d’imaginer au-delà de soi, jusqu’à instituer un monde commun capable d’accroître notre humanité à travers la solidarité, la bonté, la justice, grâce à des institutions qui en maintiennent la forme vivante – donc changeante. Une vie, individuelle et collective, dans et pour la liberté, indissociable de la responsabilité à l’égard du monde. C’est la mise en pratique de la reconnaissance que l’altérité est constitutive de soi, que la mise en sens et en scène de la pluralité humaine est une condition de notre humanisation.
Mais ce retour à la centralité de la vie démocratique ne peut se faire sans un enracinement résolu dans la culture. Cela exige deux choses essentielles : une attention accrue à soi comme vivant, parmi les vivants, indissociables des écosystèmes qui assurent nos conditions de vie et dont nous devons être les gardiens ; et la reconnaissance que le lien vivant qui nous unit au monde de la vie, autant fondamental que fragile, a pour nom culture, et qu’il peut s’étioler si on n’y prend garde, si nous ne lui assurons pas notre attention – laquelle passe notamment par un rapport vivant à la langue et au territoire. Parce que la langue n’est pas qu’instrument de communication mais aussi expression d’une version de l’humanité, il faut savoir faire place belle à l’art, à la littérature, aux récits, à la poésie. Et parce que le territoire que nous habitons n’est pas qu’un espace quelconque à occuper et à exploiter, mais un lien privilégié avec la Terre, notre maison commune, il faut y développer une relation de réciprocité et de respect, dans un souci de beauté et de gratitude.
Ainsi, tant la culture que la politique qui y prend appui supposent, chacune à sa manière, la reconnaissance que la pluralité humaine, les différences et la diversité ne sont pas des murs où se replier chacun sur soi, en se protégeant des autres, mais des ponts faits pour se rejoindre et grandir mutuellement en humanité. À ce titre, la culture et la politique se présentent comme deux fronts principaux pour résister à la déshumanisation en cours. Elles peuvent ainsi devenir les pivots capables de faire basculer l’uniformisation marchande, maintenue sous le joug du capitalisme globalisé, en une mondialisation ouverte à la pluralité des langues et des cultures, et soucieuse de préserver les diverses ressources matérielles et culturelles de chacune, pour pouvoir pleinement « déployer l’humain, dans l’extension de ses possibles, et vivre ensemble[2] ».
[1] Notion d’abord forgée par la gauche postmoderne (« identity politics ») à partir des années 1970 en vue de mobiliser, dans une perspective décoloniale, des individus et des groupes victimes d’oppression – Noirs, homosexuels, etc.
[2] François Jullien, Il n’y a pas d’identité culturelle – mais nous défendons les ressources d’une culture, Paris, L’Herne, 2016.