Relations novembre-décembre 2019

Daniel Chartier

Penser l’hiver

L’auteur est titulaire de la Chaire de recherche sur l’imaginaire du Nord, de l’hiver et de l’Arctique de l’Université du Québec à Montréal

L’hiver, malgré sa récurrence, demeure aujourd’hui encore largement impensé. Nous devons d’abord tenter de mieux le comprendre pour arriver à bien le vivre.

Lorsqu’il invente le néologisme « nordicité » dans son laboratoire de Québec durant les années 1960, le linguiste et géographe Louis-Edmond Hamelin souhaite suppléer au manque de vocabulaire de la langue française pour désigner le climat et l’environnement dans lequel il vit. Il ne soupçonnait pas, alors, à quel point cette notion deviendrait populaire et représenterait aujourd’hui une part de l’identité des Québécoises et des Québécois. Au cours de sa carrière, Hamelin a créé des centaines de mots pour désigner les réalités physiques, sociales et culturelles du « Nord ». Il considérait que, sans les mots adéquats, on demeure « analphabète » au sujet des réalités qui nous entourent. C’est un peu comme si en entrant dans une forêt, on ne voyait que des arbres, sans pouvoir nommer ce qui les distingue malgré leurs différences. Ne pas avoir de mots pour décrire le monde nous restreint à une méconnaissance, mais aussi à un inconfort, voire à un rejet de ce que l’on perçoit.

Hamelin distingue l’« hivernité » et la « nordicité » – l’état de l’hiver et l’état du Nord –, cherchant les liens entre ces deux réalités qui renvoient au « monde froid ». On associe aujourd’hui volontiers le Québec à la nordicité, mais la question demeure : sommes-nous une société nordique ou une société hivernale ? Ou les deux ? Et quelle est la différence ?

Le Nord et l’hiver ne sont pas nouveaux, et pourtant, l’un et l’autre ont été peu étudiés. Cela a des conséquences sur notre manière de les percevoir, de les vivre et d’en profiter pleinement. Concernant le Nord, les scientifiques rappellent que notre faible niveau de connaissances a mené à des interventions peu appropriées dans cette région, à la fois du point de vue du développement durable que de celui des relations avec les Inuit et les Premières Nations. Si l’on pense à l’hiver dans une approche globale, on se rend compte qu’il est un phénomène apparenté au Nord et tout aussi complexe, puisqu’il concerne le climat, l’aménagement urbain, la culture, l’architecture, la psychologie, la santé, les pratiques sociales et sportives, le langage, voire la conception que l’on se fait de la temporalité et de l’environnement. Nos inquiétudes face aux changements climatiques imposent une meilleure connaissance du Nord et de l’hiver, sans laquelle nos interventions, teintées de négativisme, demeureront en inadéquation avec l’environnement.

Difficulté de la définition

Au-delà de la définition météorologique, qu’est-ce que l’hiver ? La réponse n’est pas simple. Louis-Edmond Hamelin souligne que l’hiver est la « période socioclimatique la plus dissemblable de l’année[1] ». Nous pourrions ajouter que l’hiver se définit par sa variabilité, plus que toute autre période de l’année. Le froid, la neige, la glace, la « glissité » sont toutes variables ; seul le degré de luminosité est prévisible. De plus, la perception joue un rôle important dans le rapport à l’hiver et elle varie selon les régions. Si l’hiver existe sur toute la planète – de Madrid à Paris en passant par Stockholm, Mumbai et Montréal –, ses représentations culturelles n’en retiennent que les caractéristiques des pays froids. En somme, l’hiver est froid et il est sombre.

L’hiver, défini comme un « Arctique temporaire » – c’est-à-dire que pendant une période donnée, une région vit des conditions semblables à celles que l’on retrouve dans l’Arctique –, appartient à ce que l’on peut appeler un système de signes, soit un ensemble de représentations culturelles et sociales qui forme un tout cohérent et inter-relié autour du terme plus général de Nord. Comme ces phénomènes sont à la fois climatiques, sociaux, comportementaux, culturels et discursifs, la compréhension de l’hiver exige une approche pluridisciplinaire, voire holiste. De là vient l’intérêt du concept d’imaginaire du Nord [2], qui vise à « recomplexifier » le Nord et l’Arctique, de manière à mettre en valeur son caractère pluriculturel, notamment en ce qui concerne les apports des Autochtones, longtemps minorés.

Le fait qu’on ait défini le Nord et l’Arctique, du point de vue occidental, comme un espace blanc, vide, inhabité et inhabitable, n’est pas sans conséquence du point de vue des rapports de pouvoir. Cette perspective masque les aspects humains et culturels du territoire et, en revanche, permet l’exploitation aveugle des richesses naturelles. De manière globale, on doit considérer tout l’Arctique comme un espace colonial : les décisions sont prises dans les capitales du Sud (Oslo, Ottawa, Helsinki, Washington, Copenhague, Québec) pour des territoires dits « de ressources ». Les différents peuples autochtones (Inuit, Innus, Naskapis, Sâmes, Évènes, etc.), majoritaires dans le Nord, ne contrôlent pas les décisions les concernant et subissent, dans la plupart des cas, les politiques élaborées au Sud. On peut dire que le Nord est contrôlé par le Sud, tout comme l’hiver est pensé par l’été et comme le froid est perçu en fonction de la chaleur.

La méconnaissance des phénomènes liés au froid conduit à un flottement langagier entre le froid, la neige, l’hiver, le Nord, l’Arctique, la noirceur, etc., qui s’explique par le fait que ces notions sont amalgamées dans un tout : on emploiera nordique pour parler de l’hiver, on se servira de la neige pour désigner la saison, un flocon représentera une région froide. En contrepartie, les apports autochtones ont été longtemps ignorés, tant en ce qui concerne leur contribution historique à l’adaptation des premiers Européens au climat froid qu’en ce qui a trait à leur conception holiste du monde, qui lie intrinsèquement le climat, le territoire, la culture et la langue.

L’hiver au Québec

Dans son essai L’hiver dans la culture québécoise (Institut québécois de recherche sur la culture, 1983), l’ethnologue Sophie-Laurence Lamontagne démontre l’importance de cette saison dans les représentations culturelles. L’hiver est marquant d’un point de vue identitaire : pour les Québécois, certes, mais aussi pour l’immigrant venu d’un pays plus tempéré, qui voit dans cette saison une épreuve dont le passage lui accorde une forme de citoyenneté, comme le dit avec humour l’écrivain Dany Laferrière. Détesté, craint, trop long, trop froid, trop sombre, l’hiver suscite des réactions opposées. Il est pourtant partie constituante de l’identité et de la culture du Québec, de son organisation et de sa singularité, et ce, depuis les débuts de l’établissement européen.

Louis-Edmond Hamelin souligne que, dans tous les cas, l’hivernophobie et le déni de l’hiver conduisent à un déficit de bonheur. Ces attitudes dénotent aussi un rapport conflictuel avec l’environnement et avec la nature. L’hiver ne doit pas être uniquement associé aux conditions météorologiques et aux pratiques extérieures. Au contraire, l’hiver est la saison où l’on passe le plus de temps à l’intérieur. Une réelle compréhension de cette saison doit tenir compte de ce fait. Mieux aimer l’hiver signifie donc de penser nos habitats en fonction de la lumière de l’hiver – blanche et rose le jour, bleue à la tombée du soir –, notamment par une fenestration adéquate. Cela signifie aussi de voir cette saison comme un moment de répit, de calme, de solitude et de réflexion. C’est également prendre en compte le bonheur de l’arrivée du printemps, tributaire de l’alternance entre les climats subarctique et subtropical, qui marque notre cycle saisonnier, notre travail et nos vacances, et qui impose une temporalité circulaire qui détermine notre rapport au monde.

L’hiver induit un temps annuel cyclique, donnant l’impression d’une alternance régulière, marquée par des pratiques, des rituels et des sociabilités différenciées. Une tempête de neige suffit à transformer la ville : la blancheur masque la laideur, les signes disparaissent, les équipements sont mis à rude épreuve, les transports sont ralentis. Tout à coup, l’ensemble des règles rationnelles que représentent l’horaire, la ligne droite et la lisibilité s’estompent : la tempête, comme la première neige, renvoie à l’enfance et à un monde de liberté où être en retard est normal, où l’école et le travail sont suspendus, où le décor se métamorphose et se simplifie. Dans son poème « Office du plus noble[3] », Rina Lasnier parle d’« alentissement du monde », d’« office lent », de « transhumance de la lumière », de « saison silenciaire ». Ce temps d’arrêt ouvre un espace intérieur et de paix. Il suscite aussi, une fois passé l’émerveillement des débuts, une inquiétude, voire un déplaisir. Le froid, comme l’hiver, met au jour la vulnérabilité de l’humain. L’hiver nécessite des moyens – de quoi se nourrir et demeurer au chaud durant toute la saison, d’où les préparatifs de l’automne pour accumuler suffisamment de ressources pour passer l’hiver. La saison fait ressortir les effets de la pauvreté : faute de vêtements adaptés, de logis chauffé, on est en danger. L’hiver revient chaque année, on ne peut y échapper, sauf en le fuyant.

La mésadaptation à l’hiver

L’hiver ne donne-t-il pas l’impression d’une mésadaptation ? Au mieux, on parlera d’« adaptation à l’hiver », par exemple en matière d’aménagement urbain. Cela signifie souvent prendre un modèle développé pour le Sud et le modifier pour tenir compte de la saison froide. Cette dernière demeure donc une anormalité. Bien sûr, seul 1 % de la population mondiale vit dans un climat froid : on peut comprendre que les modèles soient développés pour d’autres climats que le nôtre. Toutefois, rien n’empêche d’imaginer une réflexion qui se baserait sur les éléments de l’hiver – le froid, la noirceur, la glace – et qui en ferait des assises pour créer des formes issues de notre situation. Les solutions ne peuvent pas venir d’ailleurs. On dit parfois que nous devrions nous inspirer des pays nordiques, où les gens « vivent mieux leur hiver ». C’est oublier que les capitales scandinaves ne vivent pas des hivers aussi éprouvants que celui de Montréal ou de Québec. Parmi les plus grandes villes du monde, Montréal est la plus froide : les solutions pour composer avec ça ne peuvent venir que de nous. Or, la Ville de Montréal n’a pas encore de « politique de l’hiver » intégrée. En réunion, les fonctionnaires admettent que l’intégration des besoins hivernaux n’est pas une exigence systématique dans les appels d’offres. Toutefois, une réflexion en ce sens est amorcée, comme en témoigne le rapport rédigé par Olivier Legault et l’organisme Vivre en ville en 2018 : Ville d’hiver : principes et stratégies d’aménagement hivernal du réseau actif d’espaces publics montréalais.

Dans le Littré, le froid est défini par sa négative, « l’absence de chaleur », sans que l’on sache ce qu’il est vraiment. L’hiver demeure ainsi pensé par l’été, pour ainsi dire. Dans les villes, l’alternance de l’hiver et de l’été impose une duplication des équipements. Faute d’avoir été pensés dans la perspective du cycle des saisons, certains ne servent qu’une fraction de l’année, et leur mono-usage réduit l’utilisation de l’espace public. Pensons, par exemple, aux pataugeoires : elles ouvrent de la fin juin à la mi-août. Voici un équipement urbain inutilisé 85 % de l’année ! Que pourrions-nous faire pour mieux exploiter ces espaces ? L’idée est de penser notre aménagement non plus comme une adaptation à l’hiver, la saison la plus longue, mais au contraire pour l’hiver, puis adapté à l’été. La ville souterraine – que l’on pourrait plutôt appeler « ville intérieure » – est présentée comme une réussite en matière de conception de ville d’hiver. Elle a favorisé la piétonisation urbaine (et hivernale) et l’utilisation de la lumière comme composante architecturale. Il s’agit d’un premier pas. Le festival annuel Luminothérapie, qui présente des œuvres d’art contemporain utilisant la neige et la noirceur, illustre aussi comment on peut tirer profit des avantages de l’hiver. Les œuvres se servent du matériau hivernal qu’est la noirceur pour transformer les surfaces des immeubles en théâtre urbain de lumière. Dans ce cas, l’hiver est pensé en fonction de ses composantes.

L’avantage du froid

En 2018 à Yakutsk, en Sibérie – au pôle du froid, avec des températures jusqu’à moins 70°C –, se tenait un colloque sur « l’avantage du froid », coorganisé entre autres par le Laboratoire international d’étude multidisciplinaire comparée des représentations du Nord de l’UQAM. L’objectif était d’inverser les perspectives et de se poser la question non pas des modes d’adaptation à l’hiver, mais des avantages du froid, de l’hiver et de la noirceur. On sait, par exemple, que les centres de données qui dégagent beaucoup de chaleur s’installent aujourd’hui dans les pays froids. Aussi, depuis quelques années, sous l’effet du réchauffement climatique, le froid est devenu rare, suscitant un tourisme croissant vers les espaces hivernaux. Yakutsk est moins populeuse que Montréal, mais toutes deux ont intérêt à penser leur situation comme un atout.

De façon plus globale, la réflexion sur l’hiver doit se poursuivre de manière pluridisciplinaire en visant un rapport au réel qui intègre les concepts de confort, de bonheur et de relation saine à l’environnement, pour que nous qui habitons des villes et des pays froids puissions profiter positivement de l’alternance des saisons.

[1] L.-E. Hamelin, Écho des pays froids, Sainte-Foy, PUL, 1996, p. 221.
[2] D. Chartier, Qu’est-ce que l’imaginaire du Nord? Principes éthiques, Montréal, Imaginaire | Nord et Harstad, Arctic Arts Summit, 2018, p. 12.
[3] R. Lasnier, L’arbre blanc, Montréal, L’Hexagone, 1966.

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