Relations Automne 2023 / Dossier
Par-delà l’effondrement
Si l’urgence d’enrayer les graves crises — climatique, écologique, financière, etc. — qui touchent l’humanité est indéniable, est-il pour autant raisonnable de se laisser aller à penser, sur une note fataliste, que « tout va s’effondrer » ? Cette question est au cœur des débats qui opposent depuis quelques années le courant de pensée de la « collapsologie » à ses opposant·es. Méconnu au Québec, celui-ci a pourtant provoqué des tempêtes médiatiques ailleurs, suscitant la critique de certains milieux de gauche, qui reprochent aux discours catastrophistes leur absence de portée politique et mobilisatrice. De quel « effondrement » parle-t-on ? De celui des ressources nécessaires à la vie ? De celui de notre civilisation ? De celui, souhaitable, du capitalisme prédateur à la source du réchauffement et des injustices climatiques ? À travers tout ce bruit, où trouver les sources d’inspiration spirituelle et philosophique nécessaires à la vie alors que le monde, ébranlé, est à transformer en profondeur ?
Encore peu conceptualisée au Québec, la théorie de l’« effondrement », qui s’appuie sur la multiplication des crises sociales et environnementales pour annoncer l’imminence d’un effondrement civilisationnel, a fait son entrée dans les débats politiques et les milieux environnementalistes en Europe au début des années 2010, accompagnée des discours catastrophistes et du regard pessimiste sur la situation climatique qui la caractérisent. Popularisée en France et en Belgique par le best-seller Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes de Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Seuil, 2015 ; 2021 pour la 2e édition), cette notion et l’imaginaire de fin du monde qu’elle charrie se sont rapidement imposés dans l’espace public et médiatique, donnant lieu à des prises de position tranchées et souvent antagonistes. Face aux feux de forêt qui ont ravagé le Québec à l’été 2023, alors que Montréal, sous la fumée, se hissait le 25 juin dernier « au sommet du palmarès des villes les plus polluées du monde[1] » ; devant les pluies diluviennes et les sursauts météorologiques qui, dès juillet, ont affecté les productions agricoles dans plusieurs régions de la province, la perspective catastrophiste semble prendre ici aussi des allures de réalité ; de quoi aviver les consciences et nourrir l’intuition d’un effondrement en cours, sinon nous faire craindre la fin du monde. Or, suivant plusieurs tenant·es de l’effondrement, dont les auteurs de Comment tout peut s’effondrer eux-mêmes, il faut se garder de voir dans l’anticipation du pire un motif de désenchantement eschatologique. « La fin du monde ? Ce serait trop facile, la planète est là, bruissante de vie, il y a des responsabilités à prendre et un avenir à tracer » (2021, p. 217).
« Des responsabilités à prendre », mais comment ? C’est bien là l’essentiel de la querelle qui oppose les « effondristes », ou les « collapsonautes » (du mot latin collapsus), convaincu·es de l’affaissement prochain de la civilisation thermo-industrielle, à leurs critiques. Et celles-ci sont nombreuses, ce débat touchant des sensibilités politiques et existentielles profondes, à gauche (surtout) comme à droite. Le présent dossier s’intéresse à ses différentes dimensions afin de penser la matérialité des événements catastrophiques en cours par-delà l’effondrement.
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Tout comme leurs critiques, les effondristes s’entendent généralement sur la réalité d’un monde confronté à de multiples crises — climatique et écologique, mais aussi financière, économique et sociale. Ils s’entendent également sur l’urgence d’élaborer des solutions qui passent par des changements radicaux de nos modes de vie et de nos visions du monde, en résistance au dépassement des limites planétaires. Tout en reconnaissant la valeur et l’importance d’expliquer les effets désastreux de nos façons de vivre sur la nature et sur nos sociétés, cependant, les critiques des discours effondristes leur reprochent de s’appuyer sur un catastrophisme difficilement surmontable et de ne pas tenir compte suffisamment de certaines des grandes causes systémiques à l’origine des catastrophes dont ils discutent, dont le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat[2].
C’est sur la base de ces critiques qu’une partie importante de la gauche européenne en est venue à rejeter la théorie de l’effondrement et à la qualifier d’« apolitique », l’estimant porteuse de sentiments de peur et d’impuissance susceptibles de réfréner la mobilisation et l’action collective, voire de favoriser une idéologie du chacun pour soi bloquant toute perspective de changement social. Pour le philosophe Michaël Fœssel, par exemple, l’hypothèse d’un effondrement prochain et irréversible de nos sociétés institue une « nouvelle approche politique du temps, radicalement anti-utopique[3]», au regard de laquelle l’émancipation collective devient impensable. Face à un avenir perdu d’avance, l’effondrisme ne parvient, dans cette perspective, qu’à réduire l’imaginaire des possibles au seul retranchement dans une éthique spiritualiste qui, au mieux, permet de « sauver » le présent à l’échelle individuelle sans pouvoir agir sur l’état du monde. Pour d’autres, l’essentiel du problème réside plutôt dans la posture de neutralité stratégique ou ouvertement apolitique assumée par certains effondristes eux-mêmes, dans une volonté de fonder « objectivement » leur théorie et d’y rallier le plus de gens possible.
À ce compte, il faut voir que la théorie de l’effondrement se distingue des postures catastrophistes qui la précèdent, la plupart issues de la philosophie, par son ancrage dans un discours à prétention scientifique. C’est en s’appuyant sur des données factuelles tirées des sciences physiques et naturelles et d’une science sociale « quantifiable » comme l’économie, par exemple, que des auteurs comme Servigne et Stevens en sont venus à soutenir la thèse de l’effondrement prochain de la civilisation thermo-industrielle, vouée à tomber sous le poids de l’économie de marché, de l’extractivisme fossile et de l’idéologie de la croissance infinie. Plus qu’une simple menace, l’effondrement se trouve ainsi naturalisé en une situation irréversible et inextricable à laquelle il est plus que jamais nécessaire d’apprendre à s’adapter, à défaut de pouvoir la changer.
Or, en procédant de la sorte, soulignent leurs critiques, ces auteurs et ceux qui reprennent leurs idées contribuent à alimenter l’indifférence face aux causes sociopolitiques des effondrements déjà en cours, dont, au premier chef, les rapports de pouvoir et les inégalités qui se profilent derrière les tendances qu’ils observent. Le plus bel exemple de cet écueil est certes la théorie de l’anthropologue Jared Diamond, critiqué pour avoir négligé d’inclure la donnée coloniale dans son étude de l’effondrement des civilisations anciennes. Sous prétexte d’éviter la division, enfin, ce refus du politique nourrirait aussi les positions de repli, amenant de l’eau au moulin des mouvements de droite et des solutions qui exacerbent les inégalités et les injustices sans s’attaquer aux véritables sources des problèmes.
Reste toutefois qu’à force de centrer notre attention sur les antagonismes, on en vient rapidement à oublier les aspects les plus intéressants des positions critiquées. En effet, par-delà leurs lacunes, les discours effondristes atteignent au moins leur cible première : nous faire sortir du déni collectif concernant l’ampleur des crises actuelles et susciter la discussion publique autour d’enjeux décisifs pour l’avenir de la planète et du monde tel qu’on le connaît. Bref, à nous réveiller un peu de notre sommeil climatique.
Le catastrophisme n’est pas que négatif ; il peut être « éclairé », comme le propose Jean-Pierre Dupuy dans Pour un catastrophisme éclairé : quand l’impossible est certain (Seuil, 2020), suivant en cela les Hans Jonas ou Günther Anders avant lui. Et la peur peut pousser à l’action, nous inciter à créer des communautés et des lieux de vie là où ils n’existaient pas. Dans leurs versions les plus intéressantes, les postures « collapsonautes », comme se proposent de les appeler les chercheurs Yves Citton et Jacopo Rasmi dans Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrement (Seuil, 2020), ouvrent la porte à de nouvelles façons de penser le politique et la vie en commun à partir de l’effondrement, misant sur la critique des inégalités et des oppressions tout autant que sur l’éthique et le soin à apporter aux affects qui nous définissent, ceux-ci étant à leurs yeux inséparables. Pour d’autres enfin, l’effondrement appelle la création d’imaginaires politiques pluriels et pluralistes, capables de remettre en cause sous différentes formes l’hubris qui nous éloigne de l’essentiel. C’est ce à quoi nous invite par exemple la militante écosocialiste Corinne Morel Darleux, en précisant que : « Ce dont nous avons besoin n’est pas de former un nouveau continent, mais d’archipéliser les lieux de résistance[4]. »
[1] « Feux de forêt : Montréal, la ville la plus polluée au monde », Courrier international, 26 juin 2023.
[2] Pour une revue exhaustive de ces critiques, voir Jérémie Cravatte, « L’effondrement, parlons-en… Les limites de la collapsologie », Barricade, 2019.
[3] M. Fœssel, « L’apocalypse sans la promesse », Recherches de sciences religieuses, vol. 108, no 1, 2020, p. 67.
[4] C. Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Réflexion sur l’effondrement, Montreuil, Libertalia, 2019, p. 52.