Relations août 2013

Libérer l'imagination

Sylvie Germain

Par-delà sagesse et folie

L’auteure, essayiste et romancière, a publié, entre autres, Rendez-vous nomades (Albin Michel, 2012)

La foi est sœur de l’imagination et de la raison. Loin de s’opposer à elles, elle est leur compagne dans l’existence, une façon d’appréhender le mystère inscrit dans la chair du monde.

« C’est assez fait si, toute notre vie durant et dans un grand insu, nous avons cherché sans l’éventer l’essence des choses, comme un parfum.
[…] La poésie véritable ne complique pas le réel : elle le découvre, elle le constate pour en décrire instantanément l’évidente simplicité. »

François Cassingena-Trévedy, Étincelles
 
 
L’imagination a longtemps été tenue en suspicion tant par les philosophes que par les théologiens. Certaines formules condamnatoires sont célèbres, telle celle de Pascal la traitant de « maîtresse d’erreur et de fausseté », ou celle de Malebranche la taxant de « folle du logis, et qui se plaît à faire la folle ». Mais il en va de cette fonction fabulatrice comme de toutes les autres facultés de l’esprit humain : tout dépend de son fonctionnement, de sa capacité à se réguler, à s’inscrire dynamiquement, et non despotiquement, dans l’ensemble des facultés cognitives grâce auxquelles nous appréhendons la réalité et tentons de l’explorer jusque dans ses marges les plus reculées.
 
Il est important, et salutaire, qu’en notre logis cérébral s’active une folle qui se plaise à introduire un peu de fantaisie, à déranger l’ordre trop strict instauré par la raison, à repousser les limites fixées par le bon sens. Le monde est trop ample, trop tortueux et obscur pour que la raison aille seule à sa rencontre : elle a besoin de la compagnie de l’imagination, plus fantasque et audacieuse, pour franchir certaines frontières, s’aventurer dans les zones d’ombre, découvrir des détails, des liens insolites et des jeux de résonances non perceptibles à première vue, non recevables par l’entendement trop épris de logique. « Ce qui est, est plus que ce que l’on voit, écrit Abraham Heschel. Ce qui est, est lointain et profond. L’être est mystère. […] Le monde du connu est un monde inconnu. » Et il précise que « le mystère est une catégorie ontologique[1] ».
 
Dieu est le nom par excellence du mystère, et celui de la suprême illusion pour ceux qui en nient l’existence. Si on ne peut révoquer le monde dans sa matérialité et sa factualité sans distordre, voire congédier sa propre raison, on peut très bien en revanche nier l’existence de Dieu sans porter atteinte à la raison. Certains penseurs estiment même que l’athéisme, ou au minimum le scepticisme, est une marque de saine intelligence, et qu’au contraire la croyance en Dieu est le symptôme d’une certaine déficience intellectuelle – pire, « une démence ordinaire », ainsi que la qualifie le philosophe Nicolas Grimaldi dans un ouvrage portant ce titre. « Si on définit l’intelligence comme la faculté d’adaptation à l’action, la foi est le contraire de l’intelligence. Indifférente au monde, la foi est en effet une croyance dont l’unique fondement est notre volonté de donner réalité à ce qui n’en a pas. Sans rien vouloir entendre, aveugle à toute expérience, elle se constitue comme une inadaptation délibérée au réel. C’est ce qui en fait une démence ordinaire[2]. » Cette condamnation de la foi réduite à une inflammation suraiguë de l’imagination est sans appel; ce n’est pas la faculté d’imaginer qui est ici critiquée, mais son dévoiement.
 
Mais la foi n’est pas davantage le fruit vénéneux d’une imagination troublée, pervertie, qu’elle n’est ennemie de la raison. Quand elle le devient, ainsi qu’il arrive dans les emportements et pétrifications propres aux fanatismes religieux, elle cesse d’être ce qu’elle prétend pourtant, et avec véhémence, être, à l’instar d’un amour qui se défigure et n’est plus digne du beau nom dont il se pare dès qu’il se laisse enivrer de passion, dévaster par la jalousie, étourdir de violence.
  
*
 
« Ne pense pas tout, mais donne beaucoup à penser; que ta pensée, nombreuse et infime à la fois, scintille simplement comme le sable de la grève et les étoiles du ciel; qu’elle soit ce peu de poussière auquel se mêle beaucoup d’océan, ce peu de lumière auquel se mêle beaucoup de nuit… »

François Cassingena-Trévedy, Étincelles
 
 
La foi, l’imagination, la raison : ces trois mots ne sont pas inconciliables, pas du tout antagonistes, à condition que l’on renonce à certains préjugés, tant ceux visant la croyance en Dieu que ceux en défaveur de la puissance imaginative ou des capacités de l’intellect.
 
« Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison. » La justesse de ce constat lapidaire émis par Pascal demeure intacte si on substitue le mot imagination à celui de raison. L’une ne va pas sans l’autre, sinon elle boite, ou tourne vite en rond.
 
La patience, la rigueur, la minutie du travail conceptuel, critique, discursif et discernant accompli par la raison, la « sage et sensée du logis », sont indispensables à la marche de la pensée, y compris celle se donnant Dieu comme « objet » de réflexion. Mais aussi acérée et subtile soit la raison, elle n’est pas suffisante, elle n’a pas accès à tout, pas accès au tout mêlé de rien du réel, au mystère inscrit dans la chair du monde, diffus dans le souffle du temps. Elle reste et s’active, la raison raisonnante, dans le domaine où elle se reconnaît droit et compétences d’exercice, elle sait qu’elle perd sa légitimité au-delà du champ du phénoménal, de l’expérimentable, du démontrable. Sa force et son efficacité sont dans le respect de son champ d’application, et elle n’a pas à condamner ce qui la dépasse, seulement à s’en étonner et à questionner les réponses suggérées par d’autres voies de la pensée.
 
L’imagination, elle, se joue des frontières, elle fait science buissonnière, elle braconne sur les territoires du connu autant que dans les contrées de l’inconnu où elle flâne, extravague, rêve éveillée, fouille dans les angles morts, glane des traces, des éclats de savoir qui peut être gai autant que tragique, des presque-rien qu’elle transforme en idées insolites, en images qui se révèlent mirages ou merveilles, c’est selon. Elle flaire le monde, elle joue avec, elle le regarde avec des yeux de libellule qui réfléchissent le visible en un jeu d’innombrables miroirs, elle le scrute avec des yeux de félin qui voient dans la pénombre, décèlent des remuements dans l’invisible. Toutes ces glanures, ces bribes de découvertes, elle les confie à la raison censée savoir en tirer profit, ou qui les rejettera, après examen, tri et évaluation. L’imagination n’est pas qu’une semeuse d’illusions et de faussetés, elle est bien davantage une pourvoyeuse d’intuitions, d’inspiration. Elle offre à profusion « matière » à penser.
 
Ni exclusion ni exclusivité à pratiquer, donc, mais complémentarité à instaurer entre ces deux facultés inventives que sont la raison et l’imagination – au double sens du mot « invention », à savoir : découverte et mise à jour de quelque chose qui existe mais demeurait caché, enfoui, perdu, oublié (Inventio Sanctæ Crucis, fête qui commémorait la découverte des reliques de la Sainte Croix; invention par un explorateur d’un trésor, de vestiges…) et création, innovation, trouvaille, inspiration (fiction, fable, mythe).
 
La foi ne s’oppose pas plus à la raison qu’elle ne se confond avec l’imagination dont elle serait un produit particulièrement extravagant, voire « dément »; elle se nourrit de l’une et de l’autre, elle s’approfondit en partie avec leur soutien, mais elle les précède et les excède toutes deux. Elle trouve sa source et son élan ailleurs. Elle est une intuition fondamentale, ou, plus exactement, un don que l’on intuitionne et que l’on invente en l’exhaussant du fond de soi où il était déposé, proposé, en attente.
 
La foi n’est ni sage ni folle et cependant l’une et l’autre; elle se situe en marge de ces catégories, en-deçà, au-delà. Elle défie la raison, elle la met à l’épreuve, tout en exigeant de faire alliance avec elle; la théologie spéculative porte haut et loin cette exigence. Elle pousse à bout l’imagination, elle l’épuise et la relance sans fin; les écrits des mystiques témoignent de cette prodigalité éperdue.
 
« Et puis, ayant donné, efface-toi : c’est assez si, de ce peu que tu as donné, d’autres s’élancent à l’infini. »

François Cassingena-Trévedy, Étincelles

 


[1] A. Heschel, Dieu en quête de l’homme. Philosophie du judaïsme, Paris, Seuil, 1968.
[2] N. Grimaldi, Une démence ordinaire, Paris, PUF, 2009, p. 119.

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