Relations Printemps 2022 / Dossier
De la mortification des corps aux sépultures anonymes
La découverte des corps d’enfants enterrés sur des sites d’anciens pensionnats autochtones a horrifié le public. Elle a montré une fois de plus la violence extrême qui fut à l’œuvre dans ces institutions, au sein desquelles tout un continuum d’abus furent perpétrés, avec des effets dévastateurs encore aujourd’hui.
L’auteur est professeur à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l’Université d’Ottawa
Le 3 juin 2015, la Commission de vérité et réconciliation (CVR) tient son événement de clôture à l’hôtel Delta, à Ottawa. Journalistes, politiciens, représentants religieux, chercheurs et curieux côtoient les survivants, les survivantes et les membres de leur famille dans les couloirs. Certaines personnes partagent un canapé confortable, les yeux rivés sur les télévisions. Le Canada a-t-il participé à un génocide culturel envers les peuples autochtones ? Voilà la question qui brûle toutes les lèvres. Les reporters se pressent dans les corridors pour recueillir les réactions des chefs de parti et des futurs candidats et candidates à une élection fédérale dont l’imminence ne fait aucun doute. Le premier ministre Stephen Harper n’est pas présent et se contente de laisser Bernard Valcourt, ministre des Affaires autochtones, renvoyer « ce triste chapitre » à l’histoire. Thomas Mulcair et Justin Trudeau, alors tous deux chefs de partis d’opposition, endossent quant à eux rapidement la responsabilité collective et se confondent en excuses. Arrivé au pouvoir en 2015, le gouvernement libéral mène depuis une politique des excuses et prône une réconciliation par trop symbolique, sans concrétiser pleinement les droits des peuples autochtones, en particulier les droits territoriaux et celui à l’autodétermination.
Excepté le travail de quelques journalistes de la presse écrite, peu de médias reprendront ce que le public découvre alors dans une des salles de congrès de l’hôtel. La commissaire Marie Wilson, très émue, y présente les faits saillants qui se retrouveront dans le 4e volume du rapport final de la Commission, consacré aux enfants disparus et aux lieux de sépultures non marqués. On y indique avec certitude que le nombre total d’enfants décédés entre 1867 et 2000 s’élève à 3201 ; un chiffre qui serait, en fait, plus proche de 6000, prévient-elle. Ce qui apparaît le plus troublant est le manque de données : le nom de 32 % des 3201 enfants officiellement disparus ne figure nulle part. Dans 23 % des cas, les registres du gouvernement ou des Églises ne font aucune mention du sexe. Dans un cas sur deux, les archives ne mentionnent pas la cause du décès. La plupart du temps, les corps des enfants ne sont pas remis aux familles, mais enterrés dans des cimetières aujourd’hui abandonnés et désaffectés, difficiles à localiser.
Romeo Saganash, lors des audiences de la Commission à Montréal, le 26 avril 2013, avait raconté qu’il n’avait jamais connu son frère Jonish. Celui-ci, envoyé en 1954 au pensionnat de Bishop Horden Hall à Moose Factory (Ontario) dès l’âge de six ans, est mort durant sa première année au pensionnat. « À ce jour, confiait-il, on n’a pas de certificat de décès pour Jonish. Et ça a pris 40 ans à ma mère pour trouver où son petit Jonish était enterré […] On a pu enregistrer cet événement parce que ma sœur travaillait pour Radio-Canada. Ma mère n’y était pas et on a montré la vidéo ensuite à ma mère […] Je n’ai jamais vu ma mère pleurer comme ça. Et cette histoire aussi traumatisante, ce n’est pas uniquement dans ma famille. »
Les pensionnats ont agi comme des espaces de déculturation et non d’assimilation. Les processus de mortification à l’oeuvre dans ces établissements ont dépouillé les enfants de leur identité sans en pourvoir de nouvelle.
LES PENSIONNATS COMME ESPACES DE CONTRÔLE TOTALITAIRE
Comment comprendre que les religieux et les religieuses aient pu agir et traiter ainsi ces enfants qu’ils dénommaient dans leurs correspondances, avec un mélange étrange d’affection et de condescendance, « nos petits Indiens[1] » ? Ces constats sont d’autant plus surprenants que les Églises agissaient bien souvent à cette époque à titre d’agent d’état civil et consignaient avec soin les mariages, les naissances, les décès, etc.
Les pensionnats indiens peuvent être assimilés à ce que le sociologue Erving Goffman décrit comme des institutions totalitaires[2]. Les hôpitaux psychiatriques, les prisons, mais aussi les couvents sont des lieux où s’exerce un degré de contrainte extrêmement poussé sur leurs « protégés ». Ces espaces institutionnels érigent des barrières physiques et symboliques avec l’extérieur et poursuivent par le biais d’un ensemble de rituels un processus de mortification de la personnalité. Le reclus est brutalement contraint d’abandonner son identité pour endosser, à la fin du processus, un nouveau rôle conforme aux attentes de la société. Ce processus a été amplement décrit par les anciens pensionnaires, au point de devenir un trauma culturel collectivement partagé[3].
Le film Nous n’étions que des enfants (2012), réalisé par Tim Wolochatiuk et présenté durant plusieurs événements de la CVR, illustre ce processus de mortification à travers l’expérience d’une jeune fille et d’un jeune garçon. Une scène nous montre une fillette sagement assise sur le perron de sa maison située dans une clairière. Sa mère brosse délicatement ses longs cheveux. Le paysage est bucolique et calme. Les feuilles bruissent. On entend le hennissement d’un cheval. La mère pleure. La quiétude du foyer est troublée par le bruit d’une camionnette. Parée de beaux habits, une fleur délicatement déposée dans ses cheveux, la fillette monte dans l’engin fumant et cahotant. Le chauffeur sans visage porte un costume sombre et une chemise blanche. Il ne prononce pas un mot. Le grand-père et la mère semblent tétanisés. La fillette, toujours muette, ne semble pas comprendre. Le camion l’emporte. À la nature, à ses couleurs chaudes et aux êtres aimants succède l’austérité architecturale du pensionnat, monochrome, peuplé d’automates dont les gestes et les paroles semblent dictés par une raison supérieure.
LE MÉCANISME DE L’ANÉANTISSEMENT DE L’EXISTENCE
Le processus de mortification débute par la purification du corps. Les objets extérieurs, si infimes et intimes soient-ils, doivent être détruits pour la naissance du « nouvel être ». Les vêtements, la fleur et les effets personnels de la fillette sont brûlés. Privée de son intimité au milieu des douches collectives, elle est dénudée puis lavée machinalement par deux religieuses qui se mettent à la recherche de poux et saupoudrent ses cheveux de DDT. L’ensemble de leurs gestes vise à décontaminer le corps de l’enfant de toute trace symbolique et matérielle qu’aurait pu laisser le milieu familial, à opérer une césure entre le territoire vu comme sauvage, violent, souillé et le territoire de la civilisation, et à restaurer artificiellement la pureté par des procédés techniques (produits chimiques, uniformes, surveillance dans les dortoirs, châtiments). Dans son ouvrage A National Crime (University of Manitoba Press, 1999), l’historien John S. Milloy a bien décrit le rapport à la nature sous-jacent à cette logique coloniale, notamment dans son analyse de la mise en scène de la célèbre métamorphose du jeune Thomas Moore de la nation Nakawēk.
La mise en scène est composée de deux photographies devenues célèbres. La première montre Thomas Moore les cheveux longs et en bataille. Il porte une jupe ample vraisemblablement en peau ornée de motifs fleuris traditionnels. Il s’appuie sur une fourrure et tient un pistolet. Il arbore plusieurs grands colliers de perles. Cette mise en scène, en soulignant le « trouble dans le genre » de l’enfant, sa violence potentielle (le pistolet) et sa proximité avec l’animalité, dessine à gros traits l’image du sauvage nécessitant les traitements du corps décrits précédemment. Sur la deuxième image, montrant la transformation de Thomas Moore, la nature est maîtrisée. La végétation est mise en pot, pacifiée, contenue grâce à l’ingéniosité et au travail de l’homme. L’architecture et l’ouvrage du maçon ont remplacé les fourrures. L’enfant porte désormais le pantalon, qui enlève toute incertitude quant à son genre. De style militaire, sa chemise est fermée par quatre ingénieux boutons. Le pistolet, les colliers, les motifs qui ornaient les vêtements ont disparu. Les vêtements sont unis, d’un classicisme austère et uniformisé.
Mais revenons au film de Wolochatiuk. Les gestes des deux religieuses pour nettoyer la fillette sont secs et machinaux, prodigués sans amour. Elles dialoguent au sujet de la fillette qui, ne comprenant pas leur langue, est placée d’emblée en dehors de l’interaction. Coupé de sa terre et des traces qu’elle aurait pu laisser sur lui, le corps de la fillette semble être condamné à demeurer à l’orée de ce nouveau monde, dans les limbes. En ce sens, le décès des enfants dans les pensionnats s’inscrit, comme un cas limite, dans ce même état d’inexistence. L’inscription dans les registres de l’état civil étant pour la société moderne le premier acte d’existence sociale, l’absence de nom dans les registres dit l’inexistence sociale de leur corps. Dépersonnalisé, mais pas encore « réhumanisé », leur corps semble n’avoir d’autre valeur que celle d’objet. Cette errance entre deux états, en plein milieu d’un rituel de passage, autorise, au fond, l’inhumation anonyme. La dissonance entre les discours des religieux et certains de leurs actes se trouverait peut-être dans cet interstice dans lequel ces institutions totalitaires ont plongé les enfants autochtones, sans leur fournir les ressources pour s’en sortir.
Dépersonnalisé, mais pas encore « réhumanisé »,
leur corps semble n’avoir d’autre valeur que celle d’objet.
Cette errance entre deux états autorise, au fond, l’inhumation anonyme.
VERS LA GUÉRISON ET LA RECONSTRUCTION
Le projet assimilationniste des pensionnats est un échec. Le manque de moyens, de nourriture et de formation du personnel, le travail des enfants à la maintenance des édifices, les conditions sanitaires souvent déplorables dans un contexte où les épidémies faisaient des ravages étaient bien connues des gouvernements qui se sont succédé depuis les années 1920[4]. Les pensionnats ont agi comme des espaces de déculturation et non d’assimilation. Les processus de mortification à l’œuvre dans ces établissements ont dépouillé les enfants de leur identité sans en pourvoir de nouvelle. Les numéros en guise de nom, les uniformes trop grands et identiques revêtus à l’occasion des séances photographiques, la standardisation des coiffures et des postures, l’évangélisation, le travail (forcé !), le sport et l’apprentissage d’une nouvelle langue et des « bonnes » manières à coup de règle sur les doigts ne donnent que l’illusion de l’incorporation d’un nouveau rôle par les pensionnaires. Les témoignages des anciens et anciennes pensionnaires devant la CVR montrent en effet comment ils et elles ont, d’abord, feint d’accepter, docilement, de jouer le jeu pour échapper à la violence des religieux, des religieuses et du personnel. Ils montrent aussi comment nombre d’entre eux se sont ensuite rebiffés, réfugiés dans un monde imaginaire, ont fugué pour retourner auprès de leur famille ou ont usé de stratagèmes visant à mettre à distance ce nouveau rôle qu’on souhaitait les voir jouer. Depuis, de nombreux anciens et anciennes pensionnaires se sont tournés vers le territoire pour se reconstruire et mettre à l’épreuve leur corps et leurs sens. Un Innu, survivant des pensionnats « voleurs de vie », selon son expression, m’expliquait ainsi sa démarche sensible et son rapport intime et sensoriel à l’espace : « Mon identité… je suis sorti de là [des pensionnats] pas bien fort. Pour la regagner, il faut que je m’imprègne de l’environnement, de la nature, prendre une marche dans la nature, dans le bois, n’importe quelle marche. On essaie de trouver notre guérison à l’intérieur des terres. Se rapprocher de la nature. C’est notre médicament, l’environnement. »
La reconstruction de son identité passe par cette fusion entre le corps et l’environnement et s’oppose à la dichotomie classique entre nature et culture, si fondamentale dans le mythe prométhéen de la modernité. La guérison des survivants et des survivantes nous rappelle que le social n’est pas autonome du milieu biophysique. Aujourd’hui, si les pensionnats ont fermé leurs portes, l’État fédéral persiste à opposer société et environnement et à entretenir une vision prométhéenne de la vie sociale qui fut à la source de l’institution des pensionnats indiens. Le discours sur la réconciliation et les gestes de décolonisation posés au sein des institutions sociales apparaissent ainsi comme autant de placebos face à une structure de pensée aussi enracinée. Seule l’autodétermination politique réclamée de longue date et l’action directe permettraient d’instituer les univers de sens propres aux nations autochtones[5].
[1] Voir, par exemple, les correspondances des missionnaires au Québec, dans Henri Goulet, Histoire des pensionnats indiens catholiques au Québec. Le rôle déterminant des pères oblats, Montréal, PUM, 2016.
[2] Erving Goffman, Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Éditions de Minuit, 2007.
[3] Brieg Capitaine et Karine Vanthuyne, Power through testimony : reframing residential schools in the age of reconciliation, Vancouver/Toronto, UBC Press, 2017.
[4] Les pensionnats ont été créés à partir du XIXe siècle et fermés progressivement dans l’Ouest canadien dans les années 1950-1960, moment où le Québec créera les siens. Cette particularité est la conséquence du lobbying intense de l’institution catholique québécoise auprès des autorités fédérales. Voir à ce sujet Henri Goulet, Op.cit.
[5] Voir Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs. Contre la politique coloniale de la reconnaissance, Lux, 2018 et Leanne Betasamosake Simpson, As We Have Always Done. Indigenous Freedom through Radical Resistance, University of Minnesota Press, 2017.