Relations mai-juin 2018

Mémoire des luttes au Québec – pour continuer le combat

Jean Bédard

Moi aussi… je dois redécouvrir l’amour

L’auteur est écrivain et philosophe

 

Une question m’a toujours intrigué : pourquoi les sociétés misogynes sont-elles aussi des sociétés très inégalitaires et destructrices de la nature ? Ce qui semble en cause, c’est la difficulté pour l’être humain de sortir d’une relation de prédation. Dans la prédation, l’autre est objet et cet objet est destiné à être assimilé, à devenir notre corps, à faire partie de nous. Un processus d’assimilation à soi. C’est une relation fondamentalement inégalitaire et non réciproque, une relation de consommation.

Pour compenser le dangereux déséquilibre psychique de la prédation, les sociétés de chasseurs-cueilleurs ont eu le réflexe d’attribuer une âme aux plantes, aux animaux, à la terre, à la mer afin d’en faire des sujets. Une spiritualité première. Dans leur vision, le rapport entre manger et être mangé ne voulait pas dire que les âmes s’assimilaient les unes aux autres comme des gouttes d’eau dans l’océan ; au contraire, elles s’ajoutaient les unes aux autres dans leur spécificité, si bien que la personne et le cosmos entier évoluaient par conjonction des âmes.

Avec l’agriculture du grain (une valeur que l’on peut engranger, capitaliser) et avec l’asservissement des animaux de pâturage et des animaux de travail, les tribus accumulaient des biens et s’assuraient une sécurité alimentaire. En même temps, cette accumulation a libéré du temps pour le développement technique, entre autres la technologie du bronze et du fer. Avec les armes en métal et l’apprivoisement du cheval, un déséquilibre des forces s’imposa. Il devenait tentant de tout simplement piller les tribus productrices. Avec les pillages, les seigneurs de guerre devenaient des rois, puis des empereurs. Avec les empires, qu’ils soient politiques ou économiques, les relations sujet-objet sont devenues la norme. Utiliser et jeter, cela s’appliquait aux peuples conquis, aux animaux, aux terres, bref, à tout ce que l’on possédait – et du même souffle, le mariage s’est mis à ressembler à un contrat d’achat.

Les relations de possession sont fondamentalement des relations de sujet à objet. Elles procurent un net avantage au « possédant » : il garde un contrôle absolu sur l’objet, qui n’a pas un mot à dire ; les « possédés » sont dépossédés. Or, cela engendre nécessairement l’injustice, l’iniquité, la non-participation, la surexploitation des personnes et de la nature, bref la répression, la guerre, les désastres écologiques, le combat pour les ressources, en somme, toutes sortes de violences. Dans la relation sujet-objet, on nie au sujet devenu « objet » le droit de parole, mais aussi le droit de sensibilité : sa souffrance n’existe pas. La relation sujet-objet est nécessairement une relation de domination, une sorte de conquête.

Le mouvement #MoiAussi s’attaque, je crois, à nos rituels de domination les plus intimes et les plus intériorisés. On ne demande pas à sa voiture, à son téléphone, à son ordinateur leur consentement ! Un objet est réputé « consentant », voire ne pas avoir même la capacité de consentir.

Certainement, la relation sujet-objet est beaucoup moins satisfaisante que la relation sujet-sujet. Dans la relation amoureuse, un sujet veut aimer un sujet et être aimé par lui. La relation est beaucoup plus satisfaisante, mais éminemment plus difficile. Les difficultés sont multiples. Du point de vue intellectuel, découvrir la subjectivité de l’autre constitue un défi. Déjà à l’époque classique, on s’est demandé : comment puis-je savoir si je m’adresse à un automate humanoïde ou à un sujet humain ? La réponse est que seul le sujet peut remettre en question les fins pour lesquelles on l’utilise. Il faut donc prévoir avec lui une relation susceptible d’ébranler nos valeurs. Seule une intelligence de deuxième niveau peut y arriver (l’application de l’intelligence des fins sur l’intelligence des moyens). Sur le plan affectif, découvrir que l’autre vit des émotions qui lui sont propres suppose d’être capable de suspendre tous les processus de projection de nos propres émotions sur l’autre, ce qui exige une réflexion sur soi. Mais c’est sur le plan de la conscience que la difficulté est la plus grande, car il faut découvrir que les personnes avec qui j’entretiens des relations intimes et profondes peuvent m’envelopper, me comprendre et me réfléchir, du moins sur certains aspects. Bref, un sujet possède un caractère transcendant que seul un autre sujet possédant un caractère transcendant peut reconnaître.

En fait, la découverte des relations de sujet à sujet n’est rien d’autre que la découverte de notre dimension spirituelle. Spirituel veut dire ici, minimalement, percevoir la différence entre la petitesse de nos connaissances objectives et la grandeur de la réalité ou, si on veut, percevoir la différence entre un objet de pensée et un sujet vivant. Cette perception mène nécessairement au respect et à l’amour, à la reconnaissance du caractère sacré de ce qui vit. La spiritualité illumine une éthique des relations de sujet à sujet. Cela veut dire justice et pardon, équité et participation, amour et réciprocité, communion et joie d’appartenir à un grand Sujet qui nous rassemble dans un vaste mouvement de dépassement de soi.

Le malheur de l’être humain – qui sait si bien faire son malheur alors qu’il connaît très bien les exigences de la paix –, c’est qu’il n’arrive pas à sortir des rapports de prédation et de consommation. Il doit faire un saut – l’Évangile parle de « metanoïa » en grec, un « retournement » – pour découvrir l’amour, c’est-à-dire le bonheur des relations de sujet à sujet. Or, l’Évangile de Jésus, par exemple, qui veut simplement instituer la fraternité dans le caractère transcendant du sujet, est resté lettre morte pour les institutions de pouvoir et pour la grande majorité des êtres humains. Heureusement, pas pour tous.

Mémoire des luttes au Québec – pour continuer le combat

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