Relations mai 2006
Mise en scène sexiste
L’auteure est professeure au Département de sociologie et à l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM
Pour vendre, le monde de la publicité fait plus que recourir aux stéréotypes sexistes; il impose une image corporelle fictive qui fait du corps un objet de jouissance offert à tous les regards.
Corps morcelé, formaté, chosifié, objectivé, femmes caricaturées, instrumentalisées, pornographiées ou réduites en super ménagères obsédées par la propreté, voilà les images qu’utilisent chaque jour, et de manière de plus en plus provocante, les publicitaires pour retenir l’attention des consommateurs et des consommatrices. Le sexe vend et se vend bien, alors que le sexisme s’étale sans retenue à travers les innombrables messages publicitaires auxquels nous sommes exposés tous les jours.
Véritable « pieuvre » de la société de consommation, aucun lieu n’est épargné, aucun regard ne parvient à lui échapper. Actrice incontournable du quotidien, la publicité sexiste tire ses images et ses messages des préjugés comme des « grands mythes de notre temps », observe Ignacio Ramonet, « modernité, jeunesse, bonheur, loisirs, abondance » pour émousser nos désirs et forger nos attitudes, nos attentes et nos besoins. Stratégie de communication et de propagande commerciale et, d’autres diront, pure manipulation qui s’attaque à notre inconscient, la publicité vise à persuader, à marquer les esprits et à canaliser l’attention pour promouvoir une image de marque ou stimuler la demande d’un produit ou d’un service. Comme le souligne le collectif Antisexisme-(pro)féminisme, elle communique indistinctement à tous et à toutes et « de la manière la plus séduisante possible » une seule et même idée : « Achetez ».
Selon la spécialiste des médias Jean Kilbourne, la publicité est l’un des agents de socialisation les plus puissants de la société pour nous dire qui nous sommes, qui nous devrions être et comment trouver le bonheur. Autrement dit, pour attiser la convoitise et influer sur nos façons de penser et de vivre, elle impose ses visions du monde, des individus et des rapports sociaux. Ainsi, la publicité participe de la construction des genres féminin et masculin. Elle rend publique « une certaine vision, un certain regard porté sur les femmes » (Anne Dao, lameute.org). Elle devient sexiste dès lors qu’elle reproduit des « préjugés à l’égard des femmes, à l’égard de leurs traits de caractère ou de leur rôle dans la société », stipulait le Conseil du statut de la femme (CSF) en 1979, à l’occasion du lancement d’une première campagne québécoise contre la publicité sexiste. À l’époque, les femmes se retrouvaient surtout représentées comme des ménagères toujours à la recherche du produit pour faire plus blanc que blanc, plus brillant que brillant. Et bien qu’alors moins explicitement orientée vers la sexualité et plus systématiquement dédiée à la représentation des rôles traditionnellement dits féminins, aujourd’hui comme hier, la publicité sexiste fait peu de cas de l’intelligence des femmes et de la diversité de leurs expériences et de leurs compétences réelles. Leur apparence physique, leur jeunesse et leur élégance y tiennent lieu d’identité et de personnalité. Aujourd’hui, la blonde anorexique, toujours superficielle par ailleurs, remplace la blonde « capiteuse » des publicités d’automobiles et de bière d’hier; la femme à la plastie parfaite, obsédée par son âge, évince la femme boniche, alors que la séductrice à la sexualité vibrante supplante la femme séduite et passive.
L’hypersexualisation du corps
Changement de temps, changement de mœurs; il est intéressant de voir que la définition originalement proposée par le CSF n’intègre pas les dimensions qui aujourd’hui soulèvent davantage malaise et indignation, soit l’usage abusif et hors de propos de la nudité et d’une érotisation inappropriée en regard des produits mis en vente. Car si la publicité véhicule encore aujourd’hui des clichés sexuels qui font référence à la division des rôles et des attitudes, la tendance qui domine actuellement en publicité est de construire explicitement le corps des femmes en objet de jouissance offert à tous les regards et de sexualiser à outrance n’importe quelle situation de la vie quotidienne. « Les normes véhiculées par la publicité ancrent les hommes dans l’agir et le paraître, les femmes étant cantonnées uniquement dans le paraître et le désir de l’autre » (AntiSexisme-[Pro]Féminisme).
Cela est particulièrement frappant dans certaines publicités de parfum où les femmes sont représentées soumises, disponibles, voire au pied de l’homme, insensibles ou consentantes à la domination dont elles font l’objet. Depuis les travaux de Goffman, il est reconnu que les postures et la disposition des personnages féminins et masculins en publicité sont organisées de telle manière à donner un indice de leur position sociale relative : dominante, subordonnée ou égalitaire. Femmes au regard vague ou détourné, à la tête inclinée ou renversée en signe de soumission ou d’abandon, au corps dénudé ou aux jambes écartées en signe d’offrande, femmes allongées ou accroupies suggérant la fellation; voilà quelques-unes des postures qu’utilisent les publicitaires pour « ritualiser la subordination ». De même, du détergent à l’ordinateur, en passant par les sous-vêtements, les femmes servent de présentoir à différents produits. En tels cas, les publicitaires n’hésitent pas à représenter le corps des femmes en images morcelées, où jambes, seins ou cuisses découpées ne font que renforcer l’idée des femmes comme objets sexuels.
De fait, la publicité sexiste met en scène l’inégalité et elle enferme les femmes dans les carcans d’identité et de rôles sociaux préétablis et stéréotypés dans un cadre, nous dit Anne Dao, saturé de sexualité et récalcitrant au vieillissement, allant même souvent jusqu’à transformer « le corps féminin en corps de prostituée, mettant à l’épreuve la pudeur des femmes ». Jour après jour, la publicité sexiste donne tout en spectacle et va même, dans certains cas, jusqu’à banaliser et à renforcer la violence machiste. De la séductrice consentante à la femme totalement passive en passant par la ménagère ou la femme d’affaires provocante, elle impose l’image de femmes dont la personnalité se limite presque toujours à leur pouvoir de séduction. Même lorsqu’elle met en scène des femmes actives, productives, sportives ou leaders, le message ou l’image demeure le même et laisse sous-entendre que cette nouvelle femme doit encore son succès à son apparence, au recours à un quelconque produit de beauté ou encore à ses capacités de séduction. Qui plus est, pour magnifier leur effet, l’esthétique de certains messages publicitaires rejoint celle de la pornographie, porno chic, il va sans dire, mais dont l’effet ne peut que pervertir les rapports fondamentaux de l’individu à son corps, au corps de l’autre et à la sexualité et induire des modèles de comportement au détriment des femmes.
Alors que la publicité sexiste formate le corps des femmes en celui d’une mannequin fantasmée à la minceur excessive et refusant tout signe de vieillissement, le monde médical s’inquiète des ravages que les problèmes reliés à l’alimentation entraînent de plus en plus tôt chez des jeunes filles, « encore à l’âge de jouer à la marelle » : « L’anorexie frappe au primaire » titre Le Devoir du 18 février 2006. La publicité sexiste formate le corps des femmes en celui d’une mannequin fantasmée à la minceur excessive et refusant tout signe de vieillissement. L’impossibilité de correspondre à une telle image peut être source de honte, de culpabilité voire d’inhibition sexuelle pour les femmes et les adolescentes. Outre les conséquences tragiques susceptibles de résulter des troubles de comportement alimentaire et de régimes à répétition, un tel diktat peut générer une absence d’estime de soi, des comportements relationnels irrationnels et une conception irréaliste du sexe et de l’amour. Il est évident qu’une femme complexée est une proie facile pour les marchands de minceur et pour la toute puissante industrie de la beauté. En 2003, le magazine américain Teen rapportait que 35 % des jeunes filles de 6 à 12 ans avaient déjà suivi au moins un régime et que 50 à 70 % d’entre elles croyaient souffrir d’embonpoint alors que leur poids était tout à fait normal. Certes, ce n’est pas la publicité qui crée le problème, mais elle y contribue en relayant une image stéréotypée, chimérique et réductrice des femmes.
Boycottez, manifestez, refusez!
Que s’est-il passé, au Québec, pour qu’après une ou deux décennies de relative accalmie, la publicité sexiste et sexuelle prenne une ampleur aussi grande sans que cela ne soulève une grogne populaire? Pendant plusieurs années, le Québec a été cité en exemple en tant que société proactive dans sa lutte à la publicité sexiste. « Les publicitaires changeront s’ils sentent une pression des consommatrices », était le mot d’ordre de la vaste offensive lancée en 1979 par le Conseil du statut de la femme. De fait, les revendications du mouvement des femmes soutenues par l’action pionnière d’une Jeanne Maranda, fondatrice de MédiaAction, et reflétées sur la scène publique par l’attribution, au cours des années 1980, des prix Méritas et Déméritas avaient contribué à réduire de façon significative, sinon à éliminer, la diffusion de publicités sexistes.
De toute évidence, cette vigilance a été abandonnée beaucoup trop tôt. La société québécoise a cru naïvement s’être débarrassée des schémas identitaires stéréotypés et sexistes. Or, aujourd’hui, un constat s’impose : la manipulation et l’hypersexualisation du corps des femmes, et particulièrement des jeunes femmes même prépubères, la surexploitation des stéréotypes de beauté féminine et l’insensibilité des publicitaires à la réalité plurielle et diversifiée des femmes n’ont jamais été aussi outrancières.
En plus des actions concertées et collectives en cours, la résistance au quotidien est nécessaire. Les consommateurs et les consommatrices ont le pouvoir de changer les choses par leur comportement d’achat. Tous et toutes doivent d’emblée refuser le sexisme comme mode d’organisation des relations sociales et récuser tout message publicitaire qui constitue un espace pour exprimer et reproduire le sexisme. Boycottez, manifestez, refusez! pour reprendre le slogan du collectif étudiant français des Sciences potiches.