Relations mai-juin 2018

« Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur Terre, nous avons été attendus. »

Walter Benjamin

 

« Et cependant

Ô miens ! La vieille harpe

Têtue, chante. Oyez !

En moi résonne encor la voix mélodieuse

que vous vous êtes faite aux soirs d’Apocalypse,

la voix qui crie mais ne meurt ! »

Benjamin Fondane

 

La mémoire est une faculté qui oublie, dit l’adage. Heureusement, pourrait-on ajouter, car il ne s’agit pas du constat d’une défaillance, comme s’il fallait idéalement se souvenir de tout. Si l’oubli est constitutif de la mémoire, c’est que celle-ci est au service de la vie, tournée vers ce qui l’anime : la persévérance dans l’existence. Nous ne pourrions, en effet, ni vivre, ni agir dans le monde sans la mémoire (qui ne peut être réduite à la mémorisation), inhérente à notre présence humaine : évocation créatrice de bribes du passé arrachées à l’oubli, devenant paroles, voix, sensations, émotions, images vivantes, désirs, souffle vivifiant – présence absente. Au même titre que l’imagination, la mémoire est inextricablement tissée avec la quête de sens. Par elle, nous faisons l’expérience de la profondeur de l’existence, de l’intériorité. En nous ancrant dans la durée, elle relie chacun d’entre nous au monde qui nous a accueillis et qui ne cesse de nous façonner avec ses images, ses symboles, ses énigmes, ses paysages, ses odeurs, ses événements vécus ou racontés. Nous en sommes certes une part infime, minuscule, mais porteuse insigne de sens : ce monde est pour nous un lieu de naissance et de mort, de vie et de combat, d’amour et d’angoisse, dans lequel nous apprenons à vivre en commun, à devenir plus humains.

La mémoire est invitation à l’aventure. Une aventure humaine – « condamnée à la liberté », pour reprendre l’expression de Hannah Arendt, traversée inévitablement de conflits, de rapports de pouvoir et de domination, d’injustice – qui prend donc souvent la forme de luttes.

Or, dans les méandres de cette existence marquée par les luttes pour la justice et une vie digne, libre et responsable, la mémoire a le don d’insuffler courage et persévérance. Comme si la remémoration du combat passé des asservis, des exclus, des « indignes », leurs souffles vivifiants comme leurs rêves écrasés, venaient à la rescousse des luttes présentes, souvent en butte à l’essoufflement, aux découragements. Comme si des cohortes invisibles ouvraient et soutenaient la marche – je me rappelle le Chili de la dictature, lors des rassemblements populaires : les noms des résistants assassinés étaient scandés avec force, et la foule répondait chaque fois « presente ! » La mémoire ramène à l’ordre du jour la justice différée, déniée, incitant à poursuivre la lutte pour la faire advenir. Ce qui doit être fait aujourd’hui ne se fait-il pas toujours un peu en fidélité à ceux et celles qui nous ont précédés ?

Cette mémoire des luttes n’est pas une panacée et n’exempte pas de vivre, mais elle soutient la vie et la lutte. Elle le fait particulièrement en dérangeant, en bousculant, en rejetant les ornières d’une vie emmurée dans les rôles, la routine et l’affairement, oublieuse de notre responsabilité à l’égard d’autrui et du monde. Pour peu qu’on ne s’y replie pas, la mémoire, comme l’utopie, peut être subversive ; elle pousse à briser les carcans d’une vie privée de sens, les chaînes d’un présent érigé à l’effigie des maîtres, fait éclater l’espace des possibles édictés, le présent cadenassé, grâce à la fulgurance de l’inespéré qu’elle porte en elle. En témoignent d’une manière remarquable le gospel et le negro spiritual laissés en héritage par les esclaves noirs qui, dans les plantations de coton du sud des États-Unis, chantaient comme s’ils partageaient le sort des Hébreux opprimés au temps de l’Égypte ancienne et leur exode, racontés dans la Bible. Ce passé, fût-il imaginaire, n’est pas pour eux passé parce qu’il est gros d’espoir, parce qu’il ouvre toujours à des raisons de vivre et connecte à des forces vives de résistance. De la même manière, la mémoire subversive, intarissable, de l’Évangile de Jésus a animé, entre autres, la révolte des paysans en Europe au XVe siècle comme la lutte contre les dictatures en Amérique latine, dans les années 1970-1980. Pensons aussi à la Commune de Paris de 1871 qui a accompagné au XXe siècle tant de luttes ouvrières un peu partout dans le monde. Au Québec, la grève de l’amiante symbolisera la rupture avec un ordre répressif à l’égard des ouvriers. Témoignages parmi une infinité d’autres de la mémoire subversive et vivante sur le plan individuel comme sur le plan collectif. Ce dossier, évidemment non exhaustif, en explore un certain nombre, plus près de nous, comme autant de souffles venant d’hier à même d’animer les luttes sociales au Québec.

C’est pourquoi la mémoire est si suspecte aux yeux des maîtres du temps, de ceux qui érigent le présent comme l’espace clos de leur pouvoir et de leurs intérêts. Ils chercheront à se l’approprier, à la neutraliser, à la corrompre pour la mettre au service du conformisme. Ils lui opposeront l’histoire « vraie », officielle, reflet de l’ordre établi, légitimant le statu quo, placardant l’horizon, épurant la mémoire en lui extirpant le germe d’insubordination, de désordre, de vie dans la liberté qu’elle renferme. Car le passé pour eux doit impérativement rester passé, n’être que le valet servile du présent intouchable, ne certifier que des possibles autorisés. Un présent au garde à vous ou à genoux, c’est selon.

Mais à l’ère technique qui est la nôtre, le Progrès tend à supplanter l’Histoire comme instrument de domination. Un progrès délivré de l’action humaine, de la lutte sociale et politique, confondu avec le déploiement technologique. Il a l’avantage de détourner complètement le regard du passé qui, à tout moment, malgré tout, risque de resurgir et d’ébrécher ainsi dangereusement l’enclos du présent, de perturber l’« harmonie sociale », qui n’a plus besoin des humains pour advenir. Il tourne notre regard vers demain, distrayant même du présent, expurgé de toute présence, mais conçu comme simple passage – rouage nécessaire au bon fonctionnement du système. Ainsi, toute remémoration étant trop incertaine, imprévisible, non seulement toute interprétation du passé est-elle congédiée, mais le passé lui-même est rendu définitivement obsolète, inutile, devant l’injonction à se courber, comme des captifs devant le cortège des vainqueurs, devant l’idole de la fatalité.

Dès lors, faire mémoire des luttes n’est pas simplement un outil stratégique de plus pour mener à bien la lutte aujourd’hui ; c’est un acte de résistance et d’insubordination. « À chaque époque, disait Walter Benjamin, il faut tenter d’arracher derechef la tradition au conformisme qui veut s’emparer d’elle », et « attiser l’étincelle de l’espérance ». C’est à cette tâche impérative qu’il faut nous atteler, contre l’indolence actuelle qui a si bonne presse – et qu’on fabrique à grand renfort médiatique et technologique – en rappelant l’urgence des combats pour la suite du monde.

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