Relations septembre 2013

Lire entre les lignes de l'analphabétisme

Emiliano Arpin-Simonetti

Lire entre les lignes de l’analphabétisme

« Avant de parler / il tourne les mots dans sa tête / il voit ceux qui passent bien / et ceux qui le font buter / et l’audace / c’est choisir ceux qui le font buter »
Gérald Godin, « L’eau dasse », Les Botterlots
 
« Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble, par l’intermédiaire du monde. »
Paulo Freire, Pédagogie des opprimés

Le problème de l’analphabétisme a refait surface de manière alarmante au Québec au cours des dernières années. Plusieurs campagnes de sensibilisation ont en effet relayé les données troublantes de la dernière Enquête internationale sur l’alphabétisation et les compétences des adultes, réalisée en 2003, révélant qu’environ trois millions de personnes ont des difficultés de lecture importantes au Québec, parmi lesquelles 800 000 sont analphabètes.
 
La mise à jour de ces données, effectuée en 2011, sera rendue publique cet automne et dira si la situation s’est améliorée. Il serait toutefois étonnant de constater une amélioration fulgurante, étant donné l’absence d’une stratégie globale de lutte contre l’analphabétisme et compte tenu des délais dans la révision du plan d’action de la Politique gouvernementale d’éducation des adultes et de formation continue.
 
Ces portraits statistiques sur l’analphabétisme – souvent peints sentencieusement d’ailleurs – ne nous révèlent cependant pas toute la complexité sociale de cette réalité, et encore moins sa profondeur existentielle. Pour cela, il faut entendre la voix des personnes qui vivent l’analphabétisme et celle des personnes qui les côtoient.
 
Et ce qu’elles nous disent, notamment dans les pages de ce dossier, c’est que, plus que jamais, l’analphabétisme isole et exclut. Plus que jamais, et malgré le nombre de personnes qu’il concerne, l’analphabétisme est vécu individuellement, comme une sorte de défaillance intellectuelle dont on porte honteusement le fardeau, en secret.
 
Cette situation traduit l’intériorisation coupable d’une idéologie qui fait porter sur les seuls individus toute la responsabilité de leurs difficultés. Elle en dit long sur la cimentation d’un ordre social de plus en plus rigide, qui naturalise l’exclusion et qui bloque la reprise en main collective des problèmes qu’il engendre. Les formateurs qui œuvrent dans le domaine de l’alphabétisation populaire le constatent : les contraintes liées à la pauvreté dans laquelle vivent la majorité des personnes analphabètes et la honte d’avouer leur condition, entre autres, les éloignent des ressources disponibles et les confinent à la marginalité. Pour accepter de surmonter la honte et de s’alphabétiser, aujourd’hui, il faut une grande dose de courage.
 
Car ne savoir ni lire ni écrire dans une société où le texte est omniprésent – surtout avec l’explosion de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication -, c’est être profondément démuni. C’est se sentir constamment dépossédé d’une emprise sur le monde, qui nous renvoie sans cesse notre handicap au visage. Une emprise que peut certes redonner l’apprentissage de la lecture, mais qui, à elle seule, ne suffit pas à transformer les causes structurelles de l’analphabétisme.
 
Sans une prise de conscience et une prise de parole des laissés-pour-compte, ces structures ne peuvent changer et sont condamnées à se reproduire. Paulo Freire, ce pédagogue brésilien qui luttait pour l’émancipation par l’alphabétisation des classes populaires en Amérique latine, l’avait bien compris. Dans Pédagogie des opprimés, son ouvrage-phare publié en 1974 qui inspire toujours des groupes d’alphabétisation populaire de par le monde (notamment au Québec), Freire insiste sur l’importance d’une conscientisation des exclus. La méthode d’alphabétisation qu’il y développe ne se borne pas à la transmission mécanique et étroite du code écrit : elle s’appuie sur la riche culture orale du peuple pour permettre aux analphabètes de développer leur connaissance de la grammaire du monde, celle dans laquelle s’écrit leur oppression, celle qui régit leur vie et leur quotidien, les réduit à l’ignorance. En leur permettant de faire, à partir de leur vécu, une « lecture politique de la réalité », la méthode de Freire les incite aussi à se faire poètes de la réalité. À transformer activement cette grammaire pour faire surgir un monde plus juste, plus fraternel.
 
C’est d’ailleurs à la même époque où Freire développe sa pédagogie, dans les années 1960 et 1970, que le poète Gérald Godin, s’appropriant les mots du peuple, lance un appel aux Québécois pour qu’ils dépassent leur condition d’opprimés, de colonisés. Chez Godin, le joual, qui témoignait à la fois de l’aliénation coloniale et de l’inventivité populaire, est le point de départ d’une prise de conscience menant à la prise en main de l’avenir collectif. Une révolte contre la honte.
 
Il y a indéniablement, dans la lutte contre l’analphabétisme, une dimension politique porteuse de transformation sociale et d’émancipation qu’il importe de restituer. Depuis plusieurs années, celle-ci est en effet mise à mal par une conception utilitariste, essentiellement tournée vers l’employabilité des personnes analphabètes. Comme si l’émancipation passait par « une job steady pis un bon boss ». Cela, dans un contexte où l’éducation populaire est de moins en moins soutenue par l’État. Ainsi, en avril dernier, un regroupement de six centres d’éducation populaire de Montréal, menacés de fermeture en raison de coupes budgétaires à la Commission scolaire de Montréal, interpellait le gouvernement Marois. Ils ont bien sûr demandé au gouvernement d’intervenir en leur faveur, mais aussi de revoir sa conception technocrate de l’éducation populaire aux adultes.
 
La lutte contre l’analphabétisme implique la défense d’une conception large et citoyenne de l’éducation, qui vise la participation des exclus et des moins favorisés à la vie publique. Sans quoi, les conditions sociales qui produisent l’analphabétisme et l’exclusion ne changeront pas de sitôt. Mais aussi, surtout, parce que les personnes analphabètes – tout comme les étudiants qui déferlaient dans les rues du Québec au printemps 2012, d’ailleurs – sont des citoyens à part entière avant d’être de la main-d’œuvre potentielle.

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