Relations mai-juin 2016

Jean Pichette

L’inutile, ferment d’histoire

L’auteur, philosophe, a été rédacteur en chef de Relations de 1999 à 2002[1]
 

 
Pendant le congé pascal, j’ai passé deux longues soirées avec ma fille, âgée de 11 ans, à regarder la superproduction de Franco Zeffirelli, Jésus de Nazareth. Même si on est très loin de la puissance de L’Évangile selon saint Matthieu de Pasolini, je croyais tenir là une façon intéressante de transmettre à une jeune adolescente quelques clés permettant de comprendre une figure capitale (on me pardonnera l’euphémisme) de la culture occidentale. Objectif atteint. Moyennant quelques arrêts sur image pour fins de contextualisation historique et d’explications théologiques sommaires, un nouveau monde s’est offert à ma fille, qui ne restera pas sans traces, j’en suis convaincu. Nous pourrons bientôt passer à Pasolini, à Rossellini (son merveilleux Onze Fioretti sur François d’Assise), etc., avant de naviguer, dans quelques années, dans les eaux de « mon » très cher Tarkovski et de son extraordinaire Andrei Roublev.
 
J’éprouve toujours un certain ravissement à retrouver – ou découvrir – des œuvres empreintes de l’héritage chrétien. Comme si mes sens s’éveillaient au contact d’images, de sons ou même d’odeurs demeurés trop longtemps en apesanteur, dans les limbes d’une réalité qui déborde toujours l’enclos dans lequel l’air du temps aimerait la confiner. Nul réconfort n’est pourtant à l’origine de ce sentiment. Quand je lis Bernanos ou Péguy, quand j’écoute Bach, Schütz ou Monteverdi, je ne rentre pas chez moi, si je puis dire. C’est plutôt un ailleurs qui s’offre chaque fois à moi. Étrange sentiment : l’œuvre ne me ramène pas à bon port, sans pour autant dérober le sol sous mes pieds. Elle m’aspire depuis ce lieu qui est le mien, en ouvrant l’espace d’un désir radicalement étranger à quelque visée consommatoire. Une porte s’ouvre, mont Thabor d’un autre monde. Promesse d’une nouvelle naissance, d’un désormais qui n’oublie pas dans quel limon il marche.
 
Je ne m’intéresse pas – ou peu – à la création du monde. Je laisse à d’autres le soin d’investir ce moment « inaugural » (si tant est qu’une telle expression puisse faire sens). Je préfère de beaucoup la re-création du monde, par laquelle celui-ci se ressaisit en se projetant dans le temps. L’Edda scandinave, L’épopée de Gilgamesh, La théogonie d’Hésiode sont quelques exemples parmi d’autres de l’immense inventivité cosmogonique humaine. La Genèse ne dépare certes pas à cet égard, ni l’évangéliste Jean et sa saisissante formule : « Au commencement était le Verbe ». Toutes les grandes civilisations ont leurs récits fondateurs, tramés dans l’imagination, l’inventivité et la plasticité d’une langue : la création n’y est jamais une, définitive, mais mouvement infini, propulsé d’on ne sait trop où mais relayé et nourri par nous, simples mortels. La création est donc tout sauf un enfermement dans la permanence du même. Au dogmatisme positiviste de l’origine, on ne peut donc opposer celui du créationnisme. Même la réduction darwinienne (ou néo-darwinienne) de l’origine des espèces à une logique de survie ne saurait emporter notre adhésion : toute création comporte en effet une dimension expressive, auto-affirmation du vivant qui existe précisément dans la reconnaissance de son unicité. On pourrait aussi dire que la création est d’abord récréation : expression fondamentale – mais néanmoins totalement inutile du point de vue d’une logique instrumentale – de la « gratuité » du vivant, dont l’expressivité est source de tout. Création/re-création/récréation : point d’ancrage de la réalité humaine, mais aussi assise de son histoire. Non, la création, l’« inutile », ne sont pas « luxe superflu » mais ferment d’histoire. Une histoire qui s’écrit par des « écrivains-acteurs » capables d’éprouver la richesse d’un monde qu’ils refusent de réduire à une prison dans laquelle il leur faudrait docilement prendre place – « s’adapter », dit-on dans une langue devenue outil de gestion.
 
C’est tout cela qui remonte en moi quand une œuvre se donne à voir ou à entendre. Bien sûr, une œuvre n’est pas nécessairement « religieuse », mais dans tous les cas, elle permet de relier des gens en les plaçant dans un même horizon de sens. Ici, ce ne sont pas les réponses qui importent, mais le partage d’une route qui vaut la peine d’être empruntée pour elle-même. Plus précisément : la route se déplie dans ce compagnonnage et se pare du coup de mille et une richesses insoupçonnées que nul terminus ne pourrait offrir.
 
Pendant trois ans, entre 1999 et 2002, j’ai déambulé sur ces routes avec mes camarades de Relations – et tous ceux et celles qui, avec nous, partageaient cette soif de justice et de beauté. J’ai contribué, avec d’autres, à faire de la revue un lieu qui, dans sa forme même, puisse contribuer à nous emporter dans un ailleurs, parce qu’il nous le donne à voir, à sentir, à aimer, ici et maintenant. Quand la nuit semble devoir régner sans fin sur le monde, j’aime croire que cette petite chandelle peut nous aider, tous et toutes, à demeurer résolus dans notre combat pour un monde meilleur. Je ne sais pas si la beauté peut suffire pour sauver le monde. Je suis par contre convaincu que si nous ne veillons pas à garder cette flamme vivante, le triomphe de la raison gestionnaire risque fort de nous priver de toute raison de vivre…

 

 


[1] Jean Pichette, avec Mathilde Hébert qu’il a recrutée comme directrice artistique, a initié l’aggiornamento de Relations en 2000, en introduisant entre autres dans nos pages des œuvres d’artistes invités et une chronique fiction/poésie.

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