Relations mars 2011

La force de l'indignation

Jean-François Lessard

L’indifférence

L’auteur est auteur-compositeur-interprète

Chansonnier engagé et réalisateur musical québécois, Jean-François Lessard pratique l’art de l’autodérision grâce à une plume sensible et aiguisée. Il nous livre ici ses fines observations tragi-comiques sur la source de nos indignations, l’indifférence individuelle et collective.

Je suis un peu con de nature. Un de ceux qui ne comprennent pas le monde. Qui ne l’ont pas accepté. Qui tentent de démêler l’indémêlable pour imaginer une façon de le rendre un peu plus acceptable. Et par le biais de la chanson par-dessus le marché!

Je suis un peu con. Et trop souvent sur mes lèvres se dessine ce rictus bête qui est devenu le sceau de mon indignation. Oui, mais l’indignation face à quoi?

Face à la guerre, à la pollution, à la corruption, à la famine, à la surconsommation? Mais tout ça n’arrive pas seul!

Face aux soldats, aux industriels, à la mafia, aux lobbys? Mais ils ne font que leur travail!

Face aux politiciens? Mais c’est nous qui les portons au pouvoir!

Zut! Qui puis-je blâmer si ce n’est moi? Je ne suis qu’un chanteur après tout.

Les sentiments sont des anguilles et l’indignation a aussi cette particularité de se frayer un chemin dans l’esprit en évitant les zones sensibles. Ces zones qui nous remettent en question. Comment en vient-on là? Par indifférence…

Certains l’appellent « indignation sélective » mais moi, je l’appelle indifférence. L’indifférence qui se construit comme mécanisme absolu de défense face à ce monde complexe où se révolter est devenu un enfantillage, où les revendications se démodent, où tout débat est perçu comme un conflit et où les luttes se perdent en dissertations tacticiennes.

Indifférence. Le titre d’un classique de valse musette du début du siècle où les notes foisonnent à ne plus savoir quoi en faire. C’est pour ça que les accordéonistes finissent tous par la jouer d’un air blasé. Indifférence : c’est toi la cause de mon indignation la plus grande.

La genèse de l’indifférence est un alambic, construit en notre for intérieur par des gens et des conjonctures extérieures, qui nous saoule de façon à nous anesthésier face à l’inacceptable. Car l’inacceptable vient en premier…

« On estime qu’en 2010, un milliard de personnes souffrent de faim chronique. » Puis viennent les pourquoi, les comment, les où et les quand…

« Comme principales causes, nous pensons d’abord aux changements climatiques, à l’exode des cerveaux, à la déforestation qui entraîne la désertification, à la guerre, aux maladies, au manque de soutien technique et matériel, etc. »

Puis, l’indignation survient…

« C’est scandaleux! Encore de pauvres innocents qui paient pour nos abus et notre soif de surconsommation. »

Puis, on en arrive aux mots, aux poings, aux coups et aux revendications de changement.

« So-so-so-solidarité! Donnez un dollar par jour pour changer la vie d’une famille centrafricaine. Signez la pétition pour le retrait des soldats en Afghanistan. Kyoto! Kyoto! Kyoto! » Qui auto?

Puis, arrivent ensuite les bémols, les points de vue adverses, la java des faux procès, des empêchements et des excuses.

« Vous savez, l’aide internationale n’arrive malheureusement pas aussi facilement à destination qu’on le voudrait. Pour mettre en place un système de transport en commun efficace, il faudrait doubler les tarifs… Se retirer d’Afghanistan veut dire laisser les Afghans à la merci des talibans. »

Arrive enfin l’impunité, la lassitude ou l’oubli. Et on nous envoie valser « jusqu’à la prochaine fois », dit-on. Vient le découragement de ceux qui n’oublient pas. Puis, lâchement, parce qu’on a les pieds ailleurs, on passe à autre chose ou, pire, on arrête de militer et de croire. On se réveille à 35 ou 40 ans et là, on a compris qu’on ne pouvait pas changer le monde. On regarde ses quinze dernières années vécues au lieu de voir l’humble part des individus dans l’Histoire globale du XXe siècle. Alors, notre fougue de militant se transforme en « désabusions » d’impatient et, dans la plus solide indifférence, on dit à notre tour à nos enfants : « moi aussi je pensais comme toi à ton âge ». Et on renforce le cycle des bienheureux qui regardent le désolant spectacle des bulletins de nouvelles tout en sachant qu’ils voteront pour le même parti jusqu’à leur mort et pour les siècles des siècles. Amen!

Indifférence… Oui, tu m’indignes. La bêtise des pêcheurs de crabes que j’ai vus jeter les déchets à la mer. Ces personnes âgées que l’on croit sages jusqu’au jour où elles nous annoncent qu’elles voteront pour un politicien « parce qu’il paraît bien et que même si c’est le plus pourri, au fond, rien ne nous garantit que les autres soient mieux ». Ces fêtards qui gueulent pendant que l’artiste se démène à chanter ses tripes sur la scène au fond du bar. Le chômeur de chez Crocs qui s’achète des copies chinoises de la fameuse chaussure caoutchoutée. L’employé de Rona qui se procure un marteau chez Dollarama. Toi et moi qui passons sans voir celui qui nous a trop souvent demandé un dollar pour un café – « un café, mon œil! »

L’esprit est ainsi fait que face à un problème récurrent, le déni vient tôt ou tard ouvrir la porte à l’indifférence qui pourra ensuite prendre toute la place, comme un air qu’on fredonne et dont on n’arrive plus à se débarrasser. L’indifférence, ce parfait réflexe d’autodéfense des sots qui voient l’ampleur des problèmes sans accepter l’étapisme des solutions ou l’adversité inhérente à l’action militante. Oui… L’indifférence, c’est un peu une marque de sottise.

La sottise. Omniprésente. Parfois jusque dans mon miroir.

Merde! Moi qui croyais faire un laïus sur l’indignation. En parlant d’indifférence. D’accordéon et de valse musette. Me voilà maintenant à traiter de sottise. Tout s’entremêle dans ma tête.

Je suis effectivement peut-être un peu con. Et trop souvent sur mes lèvres se dessine ce rictus bête qui est devenu le sceau de mon indignation… À moins que ce ne soit celui de la sottise?

La force de l'indignation

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