Relations août 2010
L’indicible de la souffrance
L’auteur, sociologue, est chercheur au CSSS de la Vieille-Capitale et professeur associé au Département d’anthropologie de l’Université Laval
La souffrance peut parfois laisser sans voix. Mais cette expérience du silence n’est pas qu’impuissance; elle nous apprend que tout ne doit pas être dit dans l’épreuve, afin de laisser ouverte la signification de la douleur.
La souffrance est impuissance de la parole. Elle est, pour une large part, expérience d’un silence qu’il faut rompre, le désir pressant et douloureux de parler tout en ne sachant quoi dire, ni par où commencer; expérience d’une histoire qui n’arrive pas à prendre forme, du sens qui se dérobe, des mots qui paraissent soudainement inadéquats, vides ou dérisoires. Elle est aussi expérience d’un vertige, d’une violente cassure, d’un basculement du monde sous ses pieds qui laisse sans voix : la maladie soudainement présente et la mort imminente, l’abandon qui laisse désemparé, la violence qui ruine toute justification. Elle est ce vide angoissant et l’absence de réponse, un silence qui est privation d’un monde où l’on se croyait en sécurité, où l’on avait un avenir, où l’on pouvait faire confiance.
La souffrance est une expérience de la parole qui fait mal dans tout le corps, dans les articulations qui font tenir ensemble tout notre être et dans les jointures qui le relient à l’espace et au temps. Elle est difficulté à s’orienter et se diriger. Elle est le sentiment d’un empêchement, d’une impossibilité à se relever, d’une existence irrémédiablement compromise. Son silence est immobilité, froideur et lucidité tout à la fois.
« Un navire pris dans le pôle,
Comme en un piège de cristal »
Charles Baudelaire, L’Irrémédiable
La souffrance est expérience du silence que l’on porte en soi, mais également du silence que l’on rencontre devant soi. Le silence de ceux qui souffrent et auquel on ne sait répondre. Un silence pour lequel on ne trouve pas les mots et qui laisse également sans voix : le silence de la dépression profonde, que l’on hésite à aborder et à entendre de peur de voir le vide qu’elle nous imposerait de regarder; le silence de l’enfant trahi ou du corps torturé, qu’une parole inappropriée trahirait ou blesserait davantage et repousserait plus profondément dans le mutisme; le silence d’un pronostic fatal et de l’anéantissement de tous les projets; le silence de la maladie d’Alzheimer, derrière lequel on devine un désarroi et la peur, mais sans jamais savoir ce que la personne ressent, demande ou désire réellement.
La souffrance appelle la parole et la décourage tout à la fois. Elle est expérience de la parole dont elle fait sentir la fragilité, la nécessité en même temps que les limites, son pouvoir de réparer comme celui de tout ruiner. Quelle histoire raconter et à quelles fins? Par où commencer et vers quelle conclusion se diriger? Comment nommer une violence sans blesser à nouveau? Que répondre à la confession d’un malheur et que faire d’une confidence? Comment entendre, sachant qu’on ne peut tout entendre? Comment répondre, sinon en hésitant? La souffrance oblige à douter de ce que l’on sait, rend dérisoire tout ce que l’on pourrait dire, en même temps qu’elle oblige à risquer un mot, à tenter de combler l’abîme qui s’est creusé entre la personne qui souffre, les autres et le monde.
Mais le silence n’est pas qu’impuissance. Il n’est pas qu’un obstacle à surmonter, une résistance à faire tomber. Si réduire la souffrance ou apprendre à vivre avec elle, c’est un peu réapprendre à parler et trouver les mots, c’est aussi, et simultanément, apprendre à se taire et consentir au silence.
La souffrance en effet demande la parole, mais également le silence. Elle voudrait pouvoir se soustraire aux questions et aux réponses, refuser de répondre pour échapper aux discours qui croient détenir le sens de ce qui nous arrive; pour ne pas s’enfermer dans une explication ou un récit qui attribue la faute à sa propre conduite ou à celle des autres, et vivre ainsi dans la culpabilité ou le reproche; pour ne pas croire à la fatalité d’un destin ou d’une haine, qui priverait de toute espérance; pour ne pas être en butte à l’échec, à l’impossibilité d’y changer quelque chose, à la dureté du monde. La parole redonne un sens aux événements et à l’existence, avec le risque cependant de nous y enfermer.
Le malade se gardera ainsi de tout dire au médecin de ses douleurs, de ses symptômes ou des médicaments qu’il prend, pour ne pas se soumettre entièrement au diagnostic et au pronostic, et ainsi garder un contrôle sur sa vie. La victime d’un traumatisme se gardera de tout raconter à son thérapeute, parce qu’avoir à le dire fait trop mal, mais également pour ne pas être dépossédée de son histoire et ne pas en fixer définitivement le sens et les conclusions. Le réfugié politique se gardera de tout dévoiler aux fonctionnaires de l’immigration, aux divers intervenants, à ses propres enfants, qui, chacun à leur tour, année après année, chercheront à en savoir plus des persécutions dont il fut l’objet, des malheurs qui l’ont frappé, de la douleur et de la mort qui l’habitent désormais. Non parce qu’il a nécessairement quelque chose à cacher, un mensonge ou une honte, mais pour ne pas être captif lui aussi de son passé, pour ne pas demeurer éternellement un réfugié et une victime, pour devenir autre chose qu’une histoire malheureuse.
« Le silence est comme l’ébauche de mille métamorphoses. »
Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même
Garder le silence, c’est conserver la capacité de raconter autrement ce qui nous arrive, d’en faire un autre récit, et par là même, se ménager les chances d’un autre destin, d’un autre avenir. C’est se retenir de tout expliquer, de tout juger, c’est laisser ouverte la signification de ce qui est arrivé et de ce qui pourra survenir. C’est refuser non seulement de s’exposer au regard des autres, au jugement qu’ils pourraient poser sur notre histoire – regard toujours partiel et faussé – mais se soustraire également à l’interprétation que l’on peut faire de sa propre expérience. C’est se méfier d’une réponse qui serait le dernier mot, qui n’ouvre sur rien et maintient sur place; une réponse qui ne répond à rien.
Le silence n’est pas seulement l’indicible, ce qui désespérément n’arrive pas à se dire, les mots qui nous manquent. C’est aussi la réserve, ce qui n’a pas besoin de se dire et peut demeurer silencieux. Pas de parole sans le silence qui la contient et la rend possible en même temps.
Le silence est au centre du rapport secret que chacun entretient avec soi, les autres et la mort. Il préserve cet écart avec les autres, qui permet à la parole de circuler, aux questions de demeurer ouvertes; il maintient cet écart avec soi-même, sans lequel on demeure captif de sa mémoire; il sauvegarde la capacité d’imaginer. Si le vide angoissant et incompréhensible de la souffrance réclame la parole et le sens, il commande aussi le silence. La souffrance enseigne finalement ce qu’est la parole; ce qu’elle vise et ce qu’elle retient, la manière dont nous vivons dans et avec le silence – sans toujours savoir quand et comment le briser.