Relations août 2013

Libérer l'imagination

Gilles Bibeau

L’illusion de la pensée claire

L’auteur est professeur émérite au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal

Les métaphores, le langage imagé et l’imagination sont essentiels pour dire le monde dans sa complexité et son caractère souvent impénétrable. Cela vaut aussi pour la science, qui doit éviter de s’enfermer dans des concepts clairs et lisses, au risque d’appauvrir dangereusement notre vision du monde.

« La Bibliothèque (que d’autres appellent l’Univers) est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible. »
Jorge Luis Borges, La bibliothèque de Babel, 1941
 
Dans un conte taoïste, un sage écrit que les choses situées par-delà ce que nous révèlent nos sens importent tout autant que les perceptions que nous nous faisons du monde, de la vie et de ce que nous sommes. Pour penser clair dans l’ordre cosmique, biologique et humain, il laisse entendre qu’il faut être mû par des images, par des mises en re-présentation du monde, et porté par une vision complexe, mythique autant que poétique, de la réalité. Ce que le mythe et le poème communiquent, ce n’est pas la saisie du monde à sa surface et dans son objectivité; c’est, avant tout, l’entrée dans la profondeur même des choses, là où la réalité se déploie dans une complexité telle qu’elle échappe à notre perception et dépasse la capacité de nos concepts et de nos mots à dire ce que sont le monde, la vie et l’être humain.
 
L’imagination – cette folle fantaisie installée dans le logis de la raison – modifie, il est vrai, la perception qu’on se fait de la réalité, poussant en quelque sorte le travail des sens jusqu’à ses limites extrêmes. L’imagination est néanmoins fidèle, à sa manière bien sûr, à la réalité qu’elle cherche à rejoindre jusque dans ses articulations les plus profondes; elle restitue le monde, imprégné de symboles, de langage, de sens, d’une infinité de signes en le donnant à voir à travers des images. Elle n’invente pas tant qu’elle ajoute du sens. Aux antipodes même de l’abstraction qui donne naissance aux idées, le travail de l’imagination prend appui sur les formes, les sons, les couleurs et la pesanteur des choses tout en ouvrant un chemin vers une transcendance qui est arrachement à l’égard de l’objectivité et dépassement des signes à travers lesquels la réalité se donne à voir.
 
Si on n’ajoute pas des images vives, vivantes, au grenier – souvent encombré – de notre pensée, là où l’on stocke les idées claires, on risque de s’emprisonner dans une lecture strictement réaliste et objectivante, aussi plate que tronquée, de la réalité de l’univers et de l’humain. Cette lecture se révélera impuissante à dresser le catalogue des liaisons complexes qui contribuent à former de vastes réseaux de sens entre les choses inertes, vivantes et humaines, lesquelles se font constamment signe entre elles, comme si elles se reflétaient les unes dans les autres à la surface d’un immense miroir. Pour dire ce qu’est le monde, Jorge Luis Borges décrit une bibliothèque avec ses longues étagères de livres dressées le long de murs circulaires, ses galeries hexagonales superposées, reliées par des escaliers en colimaçon, des lampes qui sont « des sortes de fruits sphériques » et des glaces qui « doublent fidèlement les apparences ». Depuis que la bibliothèque – le monde – existe, de nombreux lecteurs sont à la recherche du livre qui pourrait donner la clef et le résumé parfait de tous les autres livres. Personne n’a jamais pu mettre la main dessus, note Borges. Ainsi, incertitude et perplexité accompagnent la quête jamais achevée du savoir : c’est là la condition humaine, qui ne peut produire qu’un savoir toujours approximatif et provisoire sur la réalité du monde, que l’analogie poétique de Borges veut traduire.
 
Sans l’appui des images, des métaphores et des analogies, nous ne pourrions pas penser l’inconnu à partir du connu, le complexe à partir du simple, l’abstrait à partir du concret. C’est l’imagination qui met en jeu cette riche procédure de liaison permettant d’évoquer une chose en parlant d’une autre, de faire voyager des images depuis un lieu vers un autre, et d’établir une parenté entre des éléments distants et étrangers du monde. Sans l’imaginaire, nous ne pourrions, en définitive, ni vraiment penser, ni abstraire, ni généraliser, ni dire ce que nous sommes. Mais que sommes-nous donc, au juste? Sans doute serons-nous d’accord pour dire que nous sommes des êtres dotés d’une conscience réflexive, des vivants capables de se représenter la réalité de l’intérieur même de celle-ci, des êtres parlants qui manient l’ironie et la substitution métaphorique, des créateurs de tragédie et des êtres de communication dont la parole, toujours adressée à quelqu’un, exige écoute et réponse.
 
Être de langage
L’expression de notre pensée sur le monde, sur les autres et sur nous-mêmes se fait toujours à travers une parole, interrelationnelle et dialogale, qui est au fondement même du vivre-ensemble, de la construction de nos identités et de notre discours sur le monde qui oscille toujours entre science et mythe. La langue que nous employons pour dire la réalité s’enroule dans des systèmes de signes et de sens qui nous enveloppent de toutes parts; et nous y circulons comme l’araignée circule sur la toile qu’elle tisse à partir des fils qu’elle fait naître de son propre corps. Nous habitons le langage. Nous n’en visitons les limites qu’en passant par des jeux de langage : ces échappées disent notre hésitation – jusqu’à nous rendre parfois muets – à évoquer la réalité dans toute sa complexité et sa profondeur.
 
Avant toute chose, il nous faut écarter la tentation d’affirmer l’existence d’une activité pensante – c’est-à-dire de re-présentation du monde – qui serait indépendante de la langue, de la parole et de l’écriture. Nommer, c’est en effet ordonner les choses les unes par rapport aux autres, c’est découper la réalité en fragments et la recomposer à partir d’un système de significations : c’est là un attribut que l’on a longtemps prêté aux dieux, celui de posséder le monde en le nommant. Nos mots disent la réalité en saisissant celle-ci à sa surface; notre raison dissèque cette réalité qu’elle transforme en des objets différenciés de savoir; notre imagination ouvre le champ des connaissances en combinant images et concepts, en établissant des liaisons entre les éléments du monde et en re-globalisant le savoir. Sans imagination, la Lune ne serait pas un « croissant », le soir ne « tomberait » pas sur le jour et la montagne n’aurait pas de « pied »; il n’y aurait pas non plus de « virus » dans nos ordinateurs. C’est aussi par l’imagination que l’artiste imite la nature et la transforme, que les nuages acquièrent la forme d’une allégorie et que le système de similitudes et de ressemblances fait apparaître des assemblages dont la structure échappe à l’observateur coincé dans la pure objectivité.
 
En faisant de la perception autre chose qu’une simple stimulation sensorielle, l’imagination investit, de part en part, notre expérience sensible. À la pâle transcription des faits et à l’ouvrage de la raison qui tend à recopier le monde, s’ajoute l’imagination qui dévoile la saveur intime de la vie, dans son dehors et son dedans, en racontant que la réalité est une sorte d’alchimie où rien ne se perd et où tout se crée. L’imagination fait ainsi naître une connaissance qui est an-exacte plutôt qu’in-exacte; elle est fidèle sans qu’elle ne soit jamais une simple photocopie du réel; elle ne trahit pas la vérité de ce qui se donne à voir, mais elle cherche plutôt à exprimer toutes les dimensions, celles-là mêmes qui se cachent au regard. Me revient en mémoire la phrase que Boris Vian met au début de L’écume des jours : « Cette histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. »
 
Les limites des images
Comme Platon, je me demande ce qui arriverait à notre pensée si l’image venait à remplacer le concept, si l’eixon (icône) se substituait totalement à l’eidos (idée). On peut penser que le récit que nous raconterions alors au sujet du monde prendrait des airs de poésie et qu’il s’achèverait sans doute dans le mythe ou dans l’art. C’est à cette dérive potentielle que la pensée de la modernité, celle-là même qui est née avec Galilée, Descartes et Newton, a voulu s’opposer en nous forçant à utiliser des concepts clairs, à recourir à une méthode rigoureuse dans notre étude de la réalité et à remplacer le mythe par la science. De colossales avancées des savoirs ont été rendues possibles grâce à la révolution scientifique de la modernité; par contre, il nous a fallu payer par de grandes pertes nos conquêtes dans le champ des savoirs, où les concepts se sont imposés au détriment des images.
 
Tout comme les idées ou les concepts, les images ont toutefois aussi leurs limites; elles sont même parfois porteuses de dangereuses dérives. Ainsi, je me suis opposé radicalement à l’usage de l’analogie du programme informatique dans les travaux de biologie moléculaire (Le Québec transgénique. Science, marché, humanité, Montréal, Boréal, 2005). Pour moi, l’analogie linguistique me semble plus à même d’exprimer la complexité de la vie, beaucoup plus en tout cas que la métaphore informatique du « programme génétique » qui établit une analogie avec l’ordinateur. Nous devons nous défaire de cette analogie informatique si nous ne voulons pas basculer dans un réductionnisme simplificateur et un désolant déterminisme qui ne peuvent qu’aboutir à une mécanisation de l’humain. Nous ne serions plus que des machines, certes la plus compliquée, mais des machines quand même.
 
La métaphore du programme génétique risque en effet de faire croire que les processus en jeu chez les vivants sont beaucoup plus simples qu’ils ne le sont en réalité, qu’ils possèdent la même linéarité que les programmes d’ordinateur, avec pour seule différence le volume des instructions qu’il manipule. Les généticiens hésitent encore : les uns voient dans la molécule d’ADN le « programme de l’ordinateur de la vie »; d’autres préfèrent y reconnaître une « grammaire », en reprenant la métaphore de la langue qui s’appuie sur le fait que nous sommes, de part en part, des êtres de parole. Chez ces derniers biologistes, l’étude de la vie intègre, à la fois, la sémantique des métaphores linguistiques et la prise en compte des liens entre la pluralité des niveaux (cellules, tissus, organe, organisme), seule voie permettant de comprendre l’architecture complexe des formes de vie.
 
La position mécaniciste est clairement héritée de la conception de Newton, de la mathématisation du cosmos et de l’action de forces anonymes (gravitation, thermodynamique, etc.) à sa base. On oublie que les physiciens contemporains nous ont libérés de cette lecture mécanique de la matière et de l’ordre cosmique en introduisant, avec Einstein, la théorie de la relativité (restreinte et générale), le principe d’incertitude avec Heisenberg, et la théorie quantique avec Bohr, Niels et bien d’autres. Aucun physicien n’analyse plus l’infiniment petit (l’atome) et l’infiniment grand (le cosmos) dans un schéma de type newtonien : tout est devenu relatif (relations entre les éléments), la matière est elle-même historique; le cosmos est né, a évolué et il s’éteindra, tout comme la vie. Tout comme l’humain. La métaphore dominante pour dire l’univers n’est plus, depuis près d’un siècle, celle de l’horloge.
 
Tant les sciences que le parler de la vie quotidienne usent de concepts flous et de métaphores, lesquels ne doivent pas nous faire peur : sans doute n’y a-t-il que quelques partisans de la science classique qui continuent à penser que les concepts doivent être propres, lisses et bien définis. Pour ma part, je crois que la souplesse et la plasticité des concepts sont absolument cruciales pour le travail scientifique : à trop vouloir les préciser, on finit par les rigidifier et par les priver de leurs potentialités explicatives.
 
Chacune des métaphores est porteuse d’un univers différencié d’interprétation, qu’il s’agisse du cosmos, de la vie, de la pensée ou de la société. Ce n’est pas rien. Elles disent quelque chose de nous-mêmes, de notre manière de nous rapporter au monde et aux autres. Elles tracent la frontière de nos rêves et l’espace des possibles.

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