Relations août 2013
Libérer l'imagination
« L’imaginaire s’articule sur la réalité, en suscite le mouvement, en compose le relief, la vie profonde. Sans lui, le réel ne serait qu’une plaine basse, presque déserte. Il nous invite à rejoindre un monde autrement inaccessible, à figurer les conditions de notre présence. Le poème refuse de laisser les choses telles qu’elles sont. Il va vers l’invisible et consent à l’obscurité qui l’entoure. »
Hélène Dorion, Sous l’arche du temps
Le monde autour de nous fourmille d’imagination. La publicité omniprésente ne déploie-t-elle pas tout un arsenal de créativité pour captiver notre attention? Véritable gorgone tentaculaire au service d’un centre mondialisé de production et d’achat. Elle est un rouage indispensable à l’empire du capital qui n’a de cesse de coloniser toutes les sphères de la vie individuelle et collective intériorisant inlassablement une manière d’être, de faire et de penser adaptée à l’American way of life.
L’imagination ne chôme pas. Elle exploite le potentiel de la technologie, des technosciences, de l’argent et de leurs miracles à venir. Elle entretient le rêve d’une humanité délivrée de la pesanteur du corps, de la fragilité de la vie, des limites du monde, des scories encombrantes du passé et de la mémoire – une imagination à gage. Pendant ce temps, dans la vie réelle, se généralise le sentiment d’impuissance et de fatalité et se resserre l’étau de la rationalisation économique. Et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, plus on nous bombarde d’images évoquant la liberté individuelle, plus se renforce la conception de l’être humain calculateur, égoïste, déraciné, sans attache, et moins il est question de décider par nous-mêmes des orientations et des normes de la société. C’est le marché tout-puissant qui s’en chargera. La politique devient simple gestion, management. La liberté est celle de consommer – et encore faut-il en avoir les moyens –, complètement disjointe de la responsabilité à l’égard des autres, de l’action politique et du devoir de réflexion, de jugement et de compréhension. Nous devenons des fonctionnaires d’une vie superficielle, apathique, anesthésiée, prisonniers d’une logique abstraite, instrumentale, déshumanisante : le mort saisit le vif.
Quiconque conteste cette tyrannie du réel dissimulée derrière le rêve capitaliste est qualifié de dangereux utopiste. Comme si la démesure économique et technoscientifique – et sa règle d’or : « tout ce qui est techniquement possible doit être réalisé » – n’incarnait pas une utopie destructrice étendue à l’échelle planétaire et de moins en moins dissimulable : le train emballé du « progrès » sapant les bases de la vie sur Terre, condamnant à l’inhumanité des personnes jetables, superflues, inutiles obstacles à la croissance à tout prix.
Terrible idéologie que celle qui se cache derrière le voile du réalisme et mobilise une imagination aseptisée, formatée, neutralisée, devenue elle-même une supermarchandise du divertissement et de l’abêtissement collectif, huilant un système qui uniformise les comportements pour mieux les modeler à sa convenance. On se rappellera ce fameux plan du film d’anticipation de Terry Gilliam, Brazil, où une auto traverse un paysage bucolique qui se révèle n’être que l’effet de gigantesques panneaux bordant la route, masquant une terre en ruine. N’est-ce pas là ce qu’évoquait le philosophe Walter Benjamin sous le nom de « fantasmagorie du capitalisme »? L’éblouissement onirique des marchandises et de la technique qui ensorcellent la modernité, dissimulant le règne implacable du capital sur nos vies : la marchandisation généralisée du monde. Au point où l’humanité, disait Benjamin, devient « assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre ».
Le présent dossier n’abordera pas cet aspect aliénant de l’imagination. Mais il fallait ici l’évoquer pour saisir toute l’urgence et la portée du thème au cœur des grands enjeux de notre époque, de même que sa dimension politique, éthique et spirituelle. Car si l’imagination peut être instrumentalisée pour consolider la résignation à l’ordre établi, elle est avant tout la fidèle compagne de la liberté et de la joie de vivre. Elle célèbre la beauté de la vie et du monde sensible, et élève spontanément, en son nom, des barricades devant les assauts des forces conformistes et coercitives; elle le fait sous des formes poétiques, romanesques, artistiques, mais aussi politiques et sociales, comme autant d’insurrections de la liberté et d’épiphanies d’humanité. Elle entretient le printemps dans l’hiver des temps sombres et mornes d’une société hallucinée par les fantasmes de la puissance technique et financière. Elle maintient éveillée, sur le qui-vive, cette part de nous-mêmes tombée dans l’oubli ou occultée – et pourtant vitale – sous le fatras des marchandises et les diktats répétés des maîtres.
C’est cette dimension émancipatrice de l’imagination que nous voulons visiter. Celle qui restitue la vie comme projet et le sens comme horizon de l’existence. Celle qui rappelle à l’homme et à la femme le souffle qui les anime, qui rend présent le monde qui les habite et qu’ils habitent – le corps comme « chair du monde ».
L’existence humaine est, en effet, radicalement imaginative. Nous entrons dans le monde assoiffés de sens, de signes et de paroles autant que de lait maternel. Vulnérables, dépourvus de défenses « naturelles », infiniment dépendants des autres durant de longues années, l’imagination pallie notre faiblesse et nous permet de faire face à la nature. La fragilité est la faille par où s’immisce notre humanité. Nous arrivons à vivre – à survivre – en imaginant, en projetant notre être en avant. En instituant un monde. En nous le représentant. En en parlant. L’humanisation est pour nous un projet vital. L’être humain est dans l’imagination comme un poisson dans l’eau, car son environnement est un monde médiatisé de sens, tissé de fils symboliques et langagiers qui lient historiquement entre eux les êtres, les choses, le sol, la Terre, l’univers. C’est ce que nous appelons la culture.
Prendre conscience de cette dimension constitutive de l’existence et de la société oriente nécessairement notre manière de se rapporter à soi, aux autres, au monde. Exister, c’est alors entrer dans le mystère du sens, s’efforcer de le comprendre. Habiter poétiquement la Terre.