Relations Hiver 2020-2021
L’humanité des patients : une réalité oubliée ?
L’auteur est urgentologue
Au printemps dernier, mon bref passage comme médecin auprès des personnes âgées institutionnalisées m’a beaucoup ébranlé. C’est que les mesures de santé publique mises de l’avant pour combattre l’épidémie de COVID-19 ont anéanti le libre choix fondamental dont dispose habituellement le patient ou la patiente concernant sa santé et les soins qu’on lui dispense, un principe qui est au cœur de la pratique du médecin. Celui-ci peut, par exemple, proposer des investigations cliniques, des traitements ou des changements d’habitudes de vie, mais chacun reste libre, après discussion, de s’y plier ou non. Il m’est arrivé, par exemple, qu’une famille amène de force un de ses membres à l’urgence en disant : « il se tue avec l’alcool, docteur, faites quelque chose ! » J’explique alors à ce dernier les conséquences de l’alcoolisme et les options thérapeutiques qui se présentent à lui, qu’il refuse systématiquement ; je le laisse quitter tandis que sa famille insiste pour que nous le gardions de force, ce qui n’est pas possible. Plus encore maintenant, avec « l’aide médicale à mourir », certains patients ne se contentent plus de discuter les avis médicaux, ils peuvent désormais dicter au médecin leur fin ultime.
La pandémie a bousculé ce paradigme en donnant à la santé publique priorité sur celle des individus. En cherchant à limiter la propagation de la COVID-19 pour éviter la surcharge du système de soins, des consignes ont été imposées à juste titre, mais non sans entraîner de graves conséquences pour certaines populations, en particulier les personnes âgées institutionnalisées. Celles-ci n’étaient pas des vecteurs du virus, mais bien des victimes, et les confiner aveuglément revenait à les punir soit d’avoir été contaminées, soit de risquer de l’être. Or, l’isolement, tenable et nécessaire pour une population autonome, est vite devenu insupportable, voire inhumain pour des personnes âgées agglomérées dans des résidences et des « hôpitaux de longue durée », ces lieux souvent pensés pour nous épargner des soucis davantage que pour leur propre bien-être.
C’est bien cette situation qui m’a le plus troublé durant mon passage dans les « unités COVID » de ces établissements. S’y trouvaient confinées, d’un côté, les vieilles gens, démentes ou non, atteintes du virus souvent contracté d’un membre du personnel soignant affable et asymptomatique, et, de l’autre, celles qui ne l’avaient pas encore contracté ! Il semblait aller de soi que nous – l’État, le gouvernement, la société – devions coûte que coûte limiter les décès, sans autres considérations. Paradoxalement, cette absence de nuance effaçait l’humanité de patients considérés comme un stock humain à traiter. Il ne s’agissait plus de personnes qui auraient pu être nos parents, nos éducateurs, nos aïeux, mais d’une charge à qui on ne demandait plus son avis, surtout pas au sujet de sa propre destinée. Victimes de l’infection, on les séquestrait loin de leur milieu de vie et de leur famille, comme si on les punissait de s’être laissés infecter ; et ceux et celles encore sains, on les isolait quand même ! Combien auraient préféré une mort par la COVID-19 en échange de chaleur humaine et de quelques mois de vivotement en moins ? Car on peut supposer que la personne âgée donne une valeur différente à la vie qui lui reste, et qu’elle considère parfois la mort comme un ami plutôt que comme un fléau – sagesse ultime dans une société aveugle à sa finitude.
Si les capacités cognitives et physiques des personnes peuvent être altérées, leur humanité, elle, ne l’est pas. Ainsi, les traiter uniquement comme des « bénéficiaires de soins », c’est les dépouiller de leur ultime dignité humaine qui nous commande de les écouter et de nous mettre à leur place. Choisirions-nous la vie à tout coût/coup ? Accepterions-nous d’être médicalisés et institutionnalisés sans autre but que de durer, ou ne préférerions-nous pas plutôt compromettre quelques mois ou années de vie pour rester partie intégrante de la communauté humaine ?
La population âgée est diverse et le sort de ces patients l’est tout autant. Je me rappelle cette belle vieille dame de 95 ans, radieuse, quoique grabataire, survivante de l’Holocauste, qui me décrivait sa vie en Allemagne ; elle voulait absolument vivre et subir toutes les interventions possibles pour y arriver. Ou cette autre de 90 ans qui refusait l’indignité de la promiscuité forcée en institution et qui avait décidé de jeûner jusqu’à sa mort. Ou encore cette femme, dans un coin de la salle, perdue parmi tous les autres, qui est décédée seule et sans famille. Pour toutes ces personnes uniques, déjà « séquestrées » en temps normal, le choix de leur destin est leur ultime bastion d’humanité, et la mort, l’ultime aboutissement qu’on ne doit ni rater, ni faire rater.
Notre société de consommation a tendance à considérer la vie comme une marchandise précieuse jusqu’à ce que le « matériel » ne réponde plus aux attentes et qu’on le mette au rebut à l’heure choisie. Elle est prodigue pour les soins et les médicaments de pointe coûteux procurant parfois des bénéfices illusoires, mais elle est pingre pour aider d’autres grands malades à achever leur séjour chez eux, en famille.
La vie, conçue comme un bien de consommation, est devenue un but en soi. La mort ne cadre donc pas avec ces valeurs mercantiles. Elle paraît sans utilité, sans but ; elle est, en d’autres mots, insensée.