Relations août 2013
Les souliers du pape
L’auteur, jésuite, est professeur émérite de l’Institut des études théologiques de l’Université catholique bolivienne de Cochabamba
La démission de Benoît XVI, la période de vacance qui l’a suivie, puis l’élection du pape François, le 23 mars dernier, ont donné lieu à une abondante couverture médiatique. Même les plus séculiers des grands médias ont consacré un espace important à des nouvelles sur l’Église catholique, sur le pape sortant, les papabili (leur âge, leur provenance, leur inclination) de même qu’au nouveau souverain pontife. Dans bien des cas, les commentaires étaient tout à fait anecdotiques et superficiels : comment s’appellera désormais Benoît XVI et quels habits revêtira-t-il? Pourra-t-il continuer de porter ses souliers rouges ou devra-t-il user ses souliers bruns, fabriqués par un artisan cordonnier mexicain?
C’est sans compter les intrigues internes de la curie vaticane et les scandales financiers l’impliquant qui ont refait surface, de même que la question des abus sexuels commis sur des enfants par des membres du clergé catholique. L’Église s’est trouvée ébranlée par cette charge de sensationnalisme. Mais tout ce folklore médiatique reflète-t-il vraiment l’image de l’Église d’aujourd’hui? Est-ce vraiment l’image que les catholiques renvoient au monde?
Heureusement, les médias sociaux ont permis de faire circuler des articles plus sérieux et éclairants sur la tâche et les défis qui attendent l’Église contemporaine, notamment sur le profil recherché du futur pape, la nécessité de revenir aux recommandations du concile Vatican II et à une Église des pauvres, ou encore sur la décentralisation des structures ecclésiales. D’autres articles ont également soulevé des questions comme la participation du peuple de Dieu à l’élection des évêques, la démocratie au sein des instances de l’Église, la fin du célibat obligatoire pour les membres du clergé, l’ordination des femmes, la révision de la morale sexuelle et matrimoniale, l’œcuménisme et le dialogue interreligieux ou encore l’ouverture aux enjeux écologiques, entre autres.
L’élection du pape François a quant à elle soulevé une vague de commentaires positifs et remplis d’espoir, et ce, non seulement en raison du fait qu’il soit latino-américain ou même jésuite. Ce qui attire l’attention, c’est en effet son parcours marqué par la proximité avec les pauvres, sa sobriété et son humilité – lui qui vivait dans un modeste logis d’un quartier populaire de Buenos Aires et se déplaçait en autobus. Son souci pour les membres du clergé en situation difficile, son opposition au gouvernement argentin actuel ou encore sa solide formation et sa profonde spiritualité ont également été soulignés.
Plusieurs de ses premiers gestes en tant que pape ont d’ailleurs été salués : le fait qu’il demande au peuple de prier pour lui et de le bénir, lors de son premier discours; le choix d’appeler les gens « mes frères » et « mes sœurs » plutôt que « mes enfants »; celui de se présenter simplement en tant qu’évêque de Rome; son souhait de ne pas emménager, pour l’instant du moins, dans le palais pontifical du Vatican; le choix du nom François, aussi, qui traduit un souci de pauvreté et d’amour des pauvres, ou encore ses vœux d’harmonie avec l’ensemble de la Création. Les thèmes de ses premiers messages se démarquent ainsi par leur simplicité et leur profondeur : la miséricorde et l’altruisme, l’appel à rejoindre et à côtoyer ceux qui se trouvent en périphérie, de même que le souci du dialogue et le retour à Jésus et à la Croix. Le nouveau pape ne porte pas des souliers rouges; il garde les souliers noirs qu’il usait dans les rues de Buenos Aires et que son cordonnier raccommodait. Aussi, nous réserve-t-il sans doute des surprises qui iront plus loin que ce que laissent entrevoir les manifestations pour le moment davantage symboliques de son style de direction.
Cela dit, malgré l’espoir suscité, on constate au sein de grands secteurs de l’Église (et pas uniquement chez les commentateurs des grands médias), un manque de formation théologique et ecclésiale pour juger du rôle de l’évêque de Rome en convivialité avec le peuple de Dieu. On identifie volontiers l’Église à sa hiérarchie cléricale, elle-même identifiée au pape et à la curie vaticane. On exagère les nouvelles provenant de la curie et on accorde une place surdimensionnée à la figure du pape (« Dieu sur Terre », « Chef de l’Église », « Vicaire du Christ », etc.), alors que ce dernier est simplement l’évêque de Rome, successeur de Pierre dans sa mission de garder l’unité de la foi dans l’Église universelle. On oublie trop souvent que ce sont tous les baptisés qui forment l’Église, qui est le peuple de Dieu, communauté des pèlerins de Jésus de Nazareth, lieu de présence (non exclusive mais significative) de l’Esprit. On oublie trop souvent, aussi, que Jésus était un charpentier de Nazareth qui fut exécuté par l’Empire romain, que Pierre a été tout à la fois nommé « pierre fondamentale de l’Église » et « pierre de scandale et Satan ».
Ne devrions-nous pas délaisser le Vatican, avec tout son apparat baroque d’État, son drapeau, son hymne, sa banque, ses nonces diplomatiques, ses gardes suisses en uniforme dessiné par Michel-Ange, tout cet univers si loin de la réalité que vit la grande majorité de l’humanité appauvrie… et retourner là où elle se trouve (Mathieu, 28,6)? Car c’est là que le Seigneur ressuscité continue de se manifester aujourd’hui, et où Pierre ne porte ni des souliers rouges, ni bruns, ni noirs, mais de simples sandales de pêcheur.