Relations août 2011
Les promesses et périls du numérique
L’auteur, sociologue, est professeur à l’École des médias de l’UQAM
La numérisation du livre, comme toute technologie, entraîne avec elle son lot de transformations – notamment dans les habitudes de lecture. Elle peut favoriser, si on n’y prend pas garde, une plus grande emprise de la logique marchande sur la culture.
Au cours des deux dernières années, avec la montée des lecteurs numériques et, surtout, de la fulgurante popularité des tablettes (iPad et autres), la notion de livre et de journal numériques s’impose de plus en plus. L’idée de lire un texte sur un support électronique n’est plus anathème; après tout, n’écrit-on pas davantage devant l’écran que penché au-dessus d’une feuille blanche? C’est ainsi que le livre numérique est généralement vu comme la suite logique de nos avancées technologiques. Toute résistance en ce sens relèverait de la compréhensible lutte – mais perdue d’avance – du courant humaniste pour ne pas perdre l’un de ses plus beaux fleurons : le livre. Pourquoi en effet s’attacher à la suprématie, de plus en plus obsolète, d’un contenant? Les idées ne voyagent-elles pas aussi bien par électrons que sur papier?
Le problème est que pour la majorité d’entre nous, la dimension technique du livre numérique n’est que… technique. Autrement dit, la technologie nous paraît neutre intuitivement et entièrement assujettie à notre volonté. Ce n’est pas le cas. Comme disait le sociologue et historien Melvin Kranzberg, la technologie n’est ni bonne, ni mauvaise… et elle n’est surtout pas neutre. En effet, la technique est toujours porteuse de transformations sociales, politiques et économiques; le mode de faire qu’elle véhicule renvoie toujours aux dynamiques sociales qui l’ont façonnée. De même que le moteur à combustion a induit un univers qui lui est propre (routes, autoroutes, motels, stations-service, tourisme, pouvoir des pétrolières, pollution, guerres pour le pétrole, etc.), le livre numérique induira des transformations particulières.
Le présent
Une des tendances majeures liées à l’essor des technologies numériques est la forte individualisation : de l’ordinateur personnel au téléphone intelligent, nous vivons de plus en plus dans un quotidien marqué par des périphériques personnalisés (le portable, par exemple) dont l’usage se décline sur le mode du « moi ». Nous voulons les choses en temps réel, au présent, ici et maintenant. En un sens, le livre numérique, lorsque joint à ces périphériques et à Internet, permet d’avoir un accès rapide à une quantité phénoménale d’ouvrages. Le livre est accessible comme jamais il ne l’a été auparavant, ravivant les rêves d’une émancipation démocratique par le savoir. Par contre, cet accent sur le présent, l’accessibilité sur le mode du « ici et maintenant », se fait souvent au détriment de la synthèse et de la conceptualisation : de Facebook à Twitter, nous lisons désormais du contenu rédigé à la volée, relevant généralement de l’expression émotionnelle et conçu pour être consommé sur le même mode, soit en temps réel et sur de petits appareils mobiles. Dans un contexte où le terme conversation est désormais appliqué aux échanges de 140 caractères et moins (Twitter), assisterons-nous à l’ère des « romans instantanés »? Les réflexions denses et de longue durée arriveront-elles à se tailler une place dans le mælstrom du présent?
La concentration économique
La numérisation menée par les industries culturelles a de profondes conséquences sur elles. Les déboires de l’industrie du disque, qui a mal su aborder ce virage, en attestent. Dans la plupart des cas, c’est le secteur de la distribution qui est le plus directement affecté puisqu’Internet permet de faire circuler sur-le-champ, directement du créateur au consommateur, les grands produits culturels de masse (livres, musique, photos, films, télévision, journaux et magazines). D’un côté, cette brèche dans le pouvoir des grands éditeurs et distributeurs pave la voie aux productions indépendantes et laisse entrevoir une vie culturelle qui puisse fleurir hors des sentiers commerciaux. De l’autre, la numérisation a aboli plusieurs frontières entre des secteurs qui étaient autrefois distincts : les même grands joueurs distribuent aujourd’hui des contenus télévisuels en tous genres, offrent l’accès Internet, des services de téléphonie IP et des cellulaires.
La question est donc de savoir si le livre, une fois numérisé, se fera à son tour intégrer au sein de grands conglomérats économiques, avec le risque d’être soumis à une logique de complémentarité économique avec d’autres produits culturels.
La privatisation de la culture
L’idée directrice du livre – et de toute production culturelle – est de favoriser la dissémination d’idées et d’enrichir ainsi le vivre-ensemble. Pour favoriser cette diffusion, on accorde un droit exclusif à l’éditeur et à l’artiste de jouir des bénéfices économiques de l’œuvre. Ainsi, la première formulation du droit d’auteur remonte au Statut d’Ann qui, en 1710, accordait à l’éditeur un droit exclusif d’utilisation d’une durée de 14 ans et, une fois cette période écoulée, de 14 ans à l’auteur. Par la suite, l’œuvre entrait dans le domaine public, c’est-à-dire qu’elle était redonnée à la société. Aujourd’hui, 300 ans plus tard, nous ne parlons plus du droit de copier (copyright), mais bien de propriété intellectuelle où l’usage exclusif est systématiquement reconduit : la firme Disney, par exemple, a réussi, en 1998, à obtenir du gouvernement américain une extension lui accordant une « protection » pouvant atteindre 120 ans après la création ou 95 ans après la publication. Ainsi, bien que l’empire Disney ait pu sans retenue piger et s’inspirer des contes du domaine public (Cendrillon, Blanche-Neige, La Petite Sirène, etc.), ne vous avisez surtout pas de toucher à la souris Mickey… Signalons également à ce chapitre le projet de Google de numériser, sans une permission explicite, des milliers d’ouvrages, geste qui a été âprement contesté devant les tribunaux. Plus récemment, les maisons d’édition Albin Michel, Flammarion et Gallimard ont entamé des procédures judiciaires contre Google pour la numérisation non autorisée de milliers de livres et lui réclament plus de 13 millions de dollars en dommages et intérêts. Depuis les dernières années, le Canada, où la durée de protection des œuvres est de 50 ans après la mort de l’auteur, subit les pressions d’autres États, dont les États-Unis, pour qu’il rehausse comme eux cette durée à 70 ans ou plus.
La nature même du numérique accentue ce danger de privatisation de la culture. En effet, la numérisation des œuvres, bien qu’avantageuse à certains égards, engendre néanmoins de graves problèmes, dont la prolifération et la distribution non autorisée à grande échelle de ces dernières. Il faut alors s’assurer que les mesures anti-piratage – comme les MPT (mesures de protection techniques) qui peuvent, à même le fichier numérique, limiter le nombre de reproductions – ne servent pas de prétexte pour restreindre la libre circulation. Cela va à l’encontre du principe de l’épuisement du droit – le droit de prêter, donner ou revendre une œuvre achetée – et affecte l’esprit même de la bibliothèque comme service public, en ce qui concerne le livre.
Il faut donc prendre garde à ce que la numérisation du livre, qui sera accompagnée sans nul doute par des réformes et la création de pratiques de production et de consommation, ne soit assujettie à une pure logique marchande. Par définition, les idées doivent être partagées. C’est-à-dire qu’elles sont destinées à desservir et à enrichir la culture. Pour ce faire, les œuvres – qui en sont l’expression – doivent retourner au lieu d’origine de ces idées, soit le domaine public. Avec l’arrivée du livre numérique, nous aurons à naviguer entre deux pôles : d’un côté, assurer l’efficacité techno-économique – la numérisation devant se plier aux impératifs et intérêts économiques – et, de l’autre, préserver notre richesse culturelle et la libre circulation des idées.