Relations juillet-août 2018
Les personnes sourdes ne sont pas à réparer
L’auteure est doctorante en histoire à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris
Sur la toile couverte de couleurs vives, les visages de l’enfant et de son parent se font face, encadrés par une myriade de mains dansantes ornées de textes manuscrits invitant à découvrir la langue des signes américaine et la culture sourde. L’artiste américaine Nancy Rourke, sourde, a créé en mars 2018 ce tableau pointant du doigt le sens et les effets du dépistage de masse de la surdité néonatale. Elle y formule aussi une contre-proposition : non pas dépister pour prévenir le handicap en dotant l’enfant sourd d’appareils auditifs ou d’un implant cochléaire et en le maintenant exclusivement dans l’univers culturel entendant, mais répondre au surgissement de la surdité en allant vers une langue et une culture nouvelles, comme l’indiquent sur la toile les mots « The newborn hearing identity screening program[1] ». Créés depuis 2008 par l’artiste sourdaveugle français Arnaud Balard, fondateur du courant artistique surdiste, les « bébés-piles », quant à eux, ont perdu leur douceur rosée et pouponne ; leur peau est gangrenée de petites piles pour prothèses auditives qui s’y agglutinent en un amas écailleux et métallique. Ces œuvres ne sont qu’une infime partie des discours émanant des communautés sourdes à travers le monde au sujet des technologies médicales de détection, prévention et compensation de la surdité – dépistage néonatal, appareillages, implants cochléaires, etc. – ainsi que des pratiques linguistiques et (ré)éducatives qui les accompagnent.
Les controverses contemporaines au sujet de la surdité, de ce que signifie être sourd et du rôle des technologies médicales sont à resituer dans une temporalité plus longue. Si l’existence de langues signées et de personnes sourdes est attestée de très longue date, elle coexiste avec une autre représentation où la surdité est synonyme de bestialité, de sous ou d’infra-humanité, en raison d’une supposée absence d’accès au langage vocal conçu comme condition d’accès à la pensée. Tout au long du XIXe siècle, les controverses déchirèrent le champ de l’éducation des jeunes sourds : fallait-il leur donner un enseignement directement en langue des signes (position gestualiste) ou bien faire de l’accès à la parole orale et de son utilisation les conditions de l’instruction (position oraliste) ?
Les membres des communautés sourdes – les Sourds qui se reconnaissent une appartenance culturelle et linguistique commune structurée autour de la pratique de la langue des signes et de manières spécifiques de vivre, sentir et agir – sont historiquement défenseurs de l’approche privilégiant la langue des signes comme langue d’éducation et de vie quotidienne. Cette approche est, selon eux, la seule à même de pleinement reconnaître l’humanité des personnes sourdes et de garantir leur épanouissement et leur participation sociale, politique et culturelle. Néanmoins, l’usage des langues signées fut proscrit de la plupart des institutions éducatives pour enfants sourds à partir de la fin du XIXe siècle ; ce n’est qu’à partir du dernier quart du XXe siècle qu’apparaît timidement une tendance inverse.
Les technologies médicales en matière de surdité sont nées et se sont développées en soutien à la perspective oraliste, ce qui explique les vives critiques exprimées par les communautés sourdes à leur égard. Ainsi l’implant cochléaire – qui est la technologie qui a cristallisé les controverses – développé à partir des années 1970 et étendu aux enfants sourds à partir des années 1990 a-t-il été présenté médiatiquement comme la « solution » à la surdité permettant d’en venir à bout thérapeutiquement, et certaines équipes médicales présentaient l’abandon de la langue des signes – devenue « inutile » à leurs yeux – comme un critère de réussite de l’implantation. À l’inverse, les communautés sourdes ont pu qualifier les pratiques d’implantation de « génocide culturel » (voir notamment les manifestations de Sourds en Colère en France dans les années 1990). Développé dans le dernier quart du XXe siècle, le dépistage systématique de la surdité néonatale, selon les critères de l’Organisation mondiale de la santé, se veut une réponse à une surdité considérée comme une maladie posant d’importants problèmes de santé publique et curable au moment de sa détection. Actuellement, la banalisation des implantations cochléaires pédiatriques va de pair avec un accroissement de la scolarisation en milieu ordinaire et de l’usage de la langue vocale comme principale langue d’expression et d’enseignement ; les familles se tournent souvent vers l’usage d’une langue signée uniquement en cas d’« échec » de l’implantation et/ou de l’intégration.
L’une des questions soulevées par la situation qui prévaut aujourd’hui est de savoir dans quelle mesure les technologies peuvent être dissociées des idéologies dans lesquelles elles ont vu le jour. Les associations nationales représentant les communautés sourdes ainsi que la Fédération mondiale des sourds défendent actuellement la place des langues des signes, soulignant leur nécessité pour le développement de l’enfant sourd et l’épanouissement de l’adulte, et ce, quel que soit le choix fait en matière de prothèses auditives et/ou d’oralisation. Les nouvelles générations de sourds comprennent d’ailleurs de plus en plus de personnes dotées d’implants qui maîtrisent aussi la langue des signes et revendiquent leur appartenance aux communautés sourdes. Dans ce contexte, la décision de soutenir et financer, en France et ailleurs, des politiques publiques de réadaptation médicale – alors que l’éducation bilingue et l’accessibilité sociale, culturelle et politique assurant la participation des personnes sourdes demeurent très fragiles – risque fort de restreindre les marges de manœuvre des personnes sourdes à l’échelle individuelle en faisant de la liberté de choix un vœu pieux.
[1] « Le programme de dépistage de la surdité de l’identité chez les nouveau-nés » (traduction libre), sur le tableau H for HEARING/HEALTHY.