Relations août 2010
Les noces de la musique et du silence
La musique naît du silence et retourne à lui. Il est sa condition d’existence. Et c’est de cette relation complice et mystérieuse qu’elle tire son pouvoir réel.
La musique est-elle l’ennemie du silence? On pourrait le croire par l’acharnement avec lequel on diffuse de la musique enregistrée partout dans les lieux publics – jusque dans les toilettes. Comme si le vide angoissant laissé par l’absence de sons constants et soi-disant apaisants permettait à tous les excès de se produire. Mais cette musique omniprésente, doucereuse, que l’on entend d’une oreille inattentive, est elle-même une forme de dénégation du pouvoir réel de la musique. Une musique qui, sous sa forme la plus vraie, s’élabore dans une relation complexe avec le silence, à la fois son contraire, son double négatif, son origine et son aboutissement.
Pour le musicien, le silence a deux significations. D’abord, sur un plan technique, il renvoie aux notes que l’on ne joue pas, ces temps où l’on se tait, soigneusement indiqués sur une partition. On pourrait croire que ces passages sont un repos pour l’interprète, un moment où il détend ses doigts et retrouve son souffle avant de reprendre en force la suite du morceau. Les passages de silence constituent au contraire l’une des plus grandes difficultés. Le virtuose doit alors se transformer en arithméticien, compter précisément les temps de silence et reprendre son jeu à une fraction de seconde près, exactement là où l’indique la partition. Et cela, avec une attaque précise et ferme, et un son bien rempli, obtenu du premier coup, non pas un son chancelant, marqué par la maladresse et l’hésitation. Dans le jazz, musique syncopée et imprévisible, bien intégrer les silences devient même la difficulté suprême, alors que les temps de silence se glissent traîtreusement et dans une grande irrégularité au sein de lignes mélodiques courtes et en apparence inoffensives.
Mais surtout, le silence est la condition idéale dans laquelle le musicien doit exercer son art. La musique, sorte de bruit domestiqué et stylisé à l’extrême, ne supporte pas la concurrence d’autres bruits plus hasardeux, ceux qui surgissent de partout et qui s’échappent sans aucun contrôle. Certes, avec humilité, les musiciens ont appris à jouer dans toutes les circonstances, à répéter dans le fatras constant des bruits quotidiens, à se donner en spectacle devant des publics bruyants et peu attentifs. Mais le vrai recueillement du musicien, le vrai cérémonial du concert, exige le silence absolu, comme une terre fertile d’où naîtra la plus belle des musiques. En général, les salles de concerts classiques d’aujourd’hui ont réussi à devenir de ces lieux rares où l’on recueille le silence afin d’honorer la musique comme elle le mérite.
De l’audace
Pendant le long règne du baroque, la basse continue, cet accompagnement imperturbable et régulier de la mélodie, excluait le silence dans la musique. Il faudra attendre Haydn et ses quatuors à cordes pour que la musique s’émancipe une fois pour toute d’un accompagnement aussi obstiné. Et c’est sous la forme d’une blague musicale, dans un quatuor justement nommé La plaisanterie, que le silence fait une brutale apparition dans le continuum d’une partition. Dans les dernières mesures, au lieu de la fin attendue, Haydn interrompt sèchement une phrase musicale, suivie de quelques temps d’un silence total. Et cela avant de reprendre la musique, de s’arrêter encore, tout aussi inopinément, et de terminer le morceau au beau milieu d’une phrase inachevée. Vous saisissez la plaisanterie : à cause de cet étrange hoquet, le public est désorienté et ne sait plus quand applaudir. Mais l’intrusion inattendue de ces silences est étonnante et va plus loin que la simple plaisanterie.
Ce même Haydn a aussi brisé le cérémonial du concert avec sa symphonie Les adieux. L’histoire est connue : pour protester contre la décision de son mécène d’empêcher ses musiciens de voir leur famille, Haydn a ajouté au finale de sa symphonie un passage pendant lequel les musiciens quittent l’un après l’autre l’orchestre après avoir allumé une chandelle. La scène se vide progressivement alors que la musique baisse en intensité, si bien que dans une infinie douceur, la symphonie se glisse dans le silence, un silence profond, rempli des soupirs des musiciens privés de ce qui leur est le plus cher, à cause des caprices d’un prince. Inutile d’ajouter que devant un tel coup, le prince en question, Nicolas Esterhazy, a dû céder aux revendications de son orchestre.
Ces deux pièces renvoient à l’un des plus grands défis du compositeur : bien réussir ce moment suprême où la musique plonge dans le silence, cette petite mort qui est aussi la fin de la pièce et une consécration pour les musiciens. Ce défi devient particulièrement considérable alors que les salles de concerts s’agrandissent et que des spectateurs toujours plus nombreux s’assemblent pour consacrer de longues minutes à l’écoute attentive de pièces musicales. Pour Beethoven, par exemple, la chute dans le silence semble un véritable traumatisme, qu’il faut camoufler par une agitation sans pareille. Comme le dit Michel Tournier : « Il voudrait arrêter sa musique. Il ne peut pas, elle refuse de s’arrêter. Il freine en vain. Il lui assène des accords qui ressemblent à autant de coups de bâton sur la tête. La bête tombe. On croirait que c’est fini. Non! Elle se relève et ça repart. Il faut recommencer. Il y a là-dedans une mise à mort bâclée. » Quoi qu’en dise un Tournier moqueur, il y a surtout, dans les finales de Beethoven, une foudroyante mise en scène du silence à venir.
Gustav Mahler préfère parfois adopter l’approche opposée et termine ses monuments de musique que sont ses symphonies dans une modestie qui étonne après tant de pages éclatantes et spectaculaires. Le finale de sa 9e symphonie, par exemple, est une longue et langoureuse plongée dans la parfaite tranquillité, par des phrases qui s’étirent à n’en plus finir jusqu’à disparaître enfin dans un silence qui naît tout naturellement des derniers sons. La relation entre le chef Kent Nagano et les mélomanes montréalais s’est nouée de façon spontanée quand celui-ci, lors d’une interprétation magistrale de la symphonie, a su prolonger de façon exceptionnelle le silence à la toute fin de la pièce, en retardant le plus longtemps possible des applaudissements vifs et emportés qui auraient gâché ce moment de grâce.
À l’opposé, on peut se demander si les concerts de musique populaire en tous styles (pop, rock, jazz, etc.) ne marquent pas un inquiétant divorce entre la musique et le silence, tant leur cérémonial exige désormais une continuité sonore sans faille et à haut volume. Le spectateur a droit à de la musique enregistrée avant la prestation des musiciens, puis au concert en tant que tel avec les instruments puissamment amplifiés, auquel s’ajoute la réaction plus qu’enthousiaste de la foule, marquée par des applaudissements, des cris, des sifflements et cela, parfois, au beau milieu des pièces, au point d’enterrer ce qu’il est pourtant venu entendre; et, pour finir, retour à d’autre musique enregistrée…
Ce bruyant rituel correspond à l’envie de s’éclater, de s’étourdir, dans notre ère du vide où paradoxalement l’on craint plus que tout le vide, incarné par un silence qui vous saisit comme une perte de sens et vous emporte dans son abîme. Mais notre époque donne aussi vie à ces autres musiques qui naissent et évoluent en complicité avec le silence. Comme si plus que jamais, le Dyonisien – l’esprit éperdu de la fête – et l’Apollinien – l’aspiration à la beauté et à la perfection – se développaient dans des mondes parallèles entre lesquels il est pourtant possible de circuler.