Relations mars 2010
Les luttes pour la mémoire en Amérique latine
L’auteure est professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa
La persévérance du combat des organisations latino-américaines contre l’impunité permet des avancées importantes.
Pendant plus de vingt ans après les grandes dictatures et les guerres civiles, l’imbrication entre « démocratie » et « impunité en matière de droits humains » a profondément façonné les systèmes politiques latino-américains et entravé le fonctionnement des pouvoirs judiciaires. S’ils étaient parfaitement conformes aux exigences de stabilité politique et de croissance économique, les différents processus de démocratisation ont toutefois exclu tout recours judiciaire contre les pratiques de terreur d’État et les violations massives des droits humains. Au nom de la réconciliation nationale, ces processus d’exclusion de la justice ont acquis une certaine légitimité, notamment par la construction d’une vérité « officielle ». Les défenseurs des droits humains et une partie importante des populations se sont toutefois indignés de voir que des cas de terreur d’État – comme ceux des dictatures en Argentine et au Guatemala – étaient considérés comme des réponses à une « menace interne » justifiant la guerre totale contre les populations civiles.
Les processus de réconciliation ont néanmoins récolté la faveur de plusieurs observateurs parce qu’ils étaient sensés favoriser la stabilité et la paix sociale à la suite de durs conflits. C’est ainsi que la « réconciliation avec impunité » a fait école partout en Amérique latine : entre 1983 et 2007, on ne comptait pas moins de dix commissions de vérité. Seule celle du Pérou, tenue en 2000, a permis des poursuites judiciaires sans restriction contre les responsables des violations des droits humains.
La montée des luttes socio-politiques
Récemment, après de longues années durant lesquelles la stabilité politique semblait plus importante que la justice, l’héritage autoritaire et l’impunité ont été enfin discutés et les amnisties en matière de droits humains contestées, voire abolies. Grâce à la persévérance des défenseurs des droits humains qui ont souvent risqué leur vie dans cette lutte, d’intenses mobilisations sociales pour la justice ont eu lieu. Des luttes judiciaires contre l’impunité, qui se déroulent d’abord à l’étranger en l’absence de tout procès dans les pays concernés – par exemple, les procès instigués par l’Espagne et la France contre des militaires argentins et chiliens – ont suscité de vives réactions sociales en Argentine, au Chili et en Uruguay.
Au Chili, par exemple, une revendication de justice a émergé « d’en bas », c’est-à-dire d’un vaste mouvement social. En janvier 1998, une nouvelle interprétation de la loi d’amnistie du juge Juan Gúzman Tapia permettant la tenue d’une enquête avant l’application de l’amnistie a eu pour effet de rendre publique l’information ayant trait aux violations des droits humains. L’arrestation de Pinochet, en octobre de la même année à Londres, a renforcé ce phénomène de circulation de l’information. Enfin, en 1999, la reconnaissance par les tribunaux chiliens de la disparition comme « crime à caractère permanent » (interprétation proposée par Amnistie internationale) a agi comme catalyseur d’un mouvement social d’une ampleur sans précédent depuis le retour de la démocratie en 1990.
Elle-même tributaire de la persévérance des organisations qui luttaient quotidiennement contre l’impunité, cette ouverture judiciaire se voit alors amplifiée par des manifestations sociales massives centrées sur l’expression collective de la souffrance liée aux violations des droits humains. De façon inédite, à partir de 1998, des rassemblements populaires ont uni divers secteurs sociaux jusque-là sans liens : des organisations culturelles, des organismes de défense des droits humains, le syndicalisme traditionnel de la Centrale unitaire des travailleurs, le syndicalisme autonome et une partie importante de la population des quartiers de type bidonville (poblaciones). On a alors assisté à l’affirmation, sur la scène publique, d’une souffrance partagée entre les victimes directes de la dictature et tous ceux et celles qui se reconnaissaient dans l’oppression politique. Des concerts et des performances de théâtre de rue ont accompagné la tenue des procès pour violations des droits humains, et des veillées au flambeau ont été organisées spontanément pour souligner la date de l’assassinat de personnes jusque-là peu connues. À chaque événement, la foule était au rendez-vous. Cette intense collaboration entre les organisations de droits humains et d’autres secteurs sociaux et culturels a été facilitée par l’Assemblée nationale pour les droits humains, une organisation-parapluie rassemblant, depuis 1992, l’ensemble des organisations chiliennes de défense des droits.
Non seulement cette unification a augmenté la visibilité de la lutte contre l’impunité, mais elle a également assuré une sorte de lobbying auprès du gouvernement chilien. En 2006, lorsque le gouvernement Bachelet a déposé un projet de loi visant à abolir la loi d’amnistie, et plus récemment un autre visant à sanctionner la violence faite aux femmes, les organisations regroupées au sein de l’Assemblée ont joué un rôle majeur dans la rédaction de ceux-ci. La diversification des formes de mobilisation et l’organisation de secteurs jugés apathiques depuis le retour de la démocratie sont des caractéristiques importantes de ce mouvement unifié, qui a augmenté en force et en visibilité jusqu’à la fin de 2002. De ce processus est née la plate-forme socio-politique « Pour un Chili juste » rassemblant tous les secteurs mobilisés ainsi que plusieurs nouvelles organisations autour de la revendication de justice. C’est sur ce thème que s’est organisée, en 2003, la première grève générale depuis le retour de la démocratie en 1990. L’idée de justice possède l’avantage de rassembler des composantes sociales auparavant dispersées, en dépassant la traditionnelle opposition entre justice « judiciaire » en matière de droits humains et de justice sociale.
Une situation similaire s’est produite en Argentine. À la suite des premiers procès transnationaux menés par la France et l’Espagne, plusieurs organisations sociales ont demandé que justice soit rendue. Cette unification des mouvements sociaux a permis de « décloisonner » la mouvance péroniste, qui inclut désormais la question des droits humains dans sa conception de la justice. L’arrivée au pouvoir de Nestor Kirchner, en 2002, et l’abolition par son gouvernement de deux lois argentines d’amnistie adoptées en 1986-1987, a consolidé cette convergence des droits sociaux, des droits humains, de la démocratie et de la justice.
Ailleurs en Amérique latine, les luttes contre l’impunité connaissent aussi un essor important. Les exemples se multiplient depuis les années 2000 et ont un effet de renforcement de la législation et des institutions internationales. Au Salvador, par exemple, une partie importante de la population a organisé une « caravane contre l’impunité » en 2008, recueillant des témoignages et organisant diverses activités d’expression collective et publique de la souffrance. Un procès victorieux, entrepris par des militants de la théologie de la libération contre des militaires salvadoriens résidant aux États-Unis, a agi comme catalyseur de ce mouvement. Un autre événement inédit, survenu tout récemment au Brésil, montre l’importance de la visibilité publique des luttes contre l’impunité. Le gouvernement de Lula da Silva vient en effet d’annoncer la mise en place d’une commission destinée à éclairer les circonstances de la violence d’État. Cette commission, qui suscite la surprise de plusieurs observateurs, révèle que la question de la souffrance vécue sous la dictature occupe une nouvelle place dans l’espace public.
La persistance de l’impunité
Malgré ces ouvertures, les luttes contre l’impunité en Colombie, au Guatemala et au Mexique se déroulent dans des contextes politiques où la terreur continue de s’exercer. Depuis les dix dernières années, les défenseurs des droits humains, les avocats et les journalistes impliqués dans ces luttes sont parmi les principales victimes d’assassinats politiques. La présence publique des bourreaux est cautionnée moralement par l’impunité et engendre un cercle vicieux où la violence du plus fort devient la norme. Cela dans un contexte où l’atomisation de la société pousse un grand nombre de personnes au silence ou encore à la recherche de protection – souvent violente – contre un système où la loi existe non pour défendre les personnes menacées, mais pour assurer la domination des plus violents. La caution morale donnée à la violence par les amnisties en matière de droits humains a aussi des impacts sociaux. Certains phénomènes effroyables sont apparus dans les dernières années, tels les féminicides au Mexique (Ciudad Juarez) et au Guatemala, de même que l’augmentation de la violence en Amérique centrale. Ils peuvent être liés directement à l’impunité en matière de droits humains. Les nouvelles législations adoptées par le Mexique, en 2008, criminalisent l’action politique (sous couvert de lutte contre la délinquance et le narcotrafic), donnent une plus grande marge de manœuvre aux corps de sécurité militarisés et laissent craindre des difficultés de plus en plus grandes pour les défenseurs des droits qui cherchent à attaquer ce moteur de la violence qu’est l’impunité.
Le rôle du Canada pourrait être de questionner les orientations de ses partenaires commerciaux tels que le Mexique. Or, il se trouve grandement réduit par les nouvelles positions du gouvernement Harper qui cherche à marginaliser, voire à exclure des organisations-phares dans la lutte contre l’impunité et le renforcement des droits humains, tel le Comité spécial sur la torture des Nations unies – comme le montre la récente crise à l’organisation Droits et démocratie[1].
[1] Alec Castonguay, « Droits et Démocratie a bonne réputation aux Affaires étrangères », Le Devoir, 12 janvier 2010, p. A2.