Relations septembre 2010
Les fruits de SalAMI
L’auteur, conférencier et écrivain, est coprésident de l’association altermondialiste ATTAC-Québec
La désobéissance civile doit avoir comme objectif la défense du bien commun. Au Québec, le groupe SalAMI a incarné cette idée dans l’histoire récente.
« Une civilisation n’existe et ne s’affirme que par des actes de provocation. Commence-t-elle à s’assagir? Elle s’effrite. »
Cioran
Rappelons brièvement les faits. En mai 1998, des représentants de plusieurs pays membres de l’OCDE doivent se réunir à la Conférence de Montréal sur la mondialisation des économies, au Centre Sheraton, dans le but de peaufiner les termes de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI). Celui-ci visait à accorder plus de pouvoirs aux investisseurs et aux multinationales au détriment des États et des peuples – une offensive majeure de la part des tenants d’un néolibéralisme global. En négation des principes démocratiques, cet accord était négocié dans le plus grand secret, du moins jusqu’au jour où une fuite a permis à des militants d’ONG de le rendre public et qu’une vaste mobilisation internationale se mette en branle.
Au Québec, des citoyennes et citoyens informés et impliqués décident d’alerter la population et certains élus pour demander que le Canada se retire des négociations. Ayant peu d’espoir de voir l’expression de leurs craintes diffusée par les médias corporatifs inféodés à l’idéologie au pouvoir, ils décident de procéder à la manière des judokas en tournant cette adversité à leur avantage : ils forceront les médias à transmettre leur message en leur imposant la couverture d’une action spectaculaire. Ils vont bloquer l’accès aux lieux de la Conférence pendant cinq heures, jusqu’à ce que les forces dites de l’ordre réussissent à les déloger en procédant à plusieurs arrestations.
Cette opposition citoyenne à la mondialisation néolibérale a fait la une de tous les journaux, incitant plusieurs personnes à questionner le bien-fondé de cet accord. L’un des grands buts de la contestation était atteint, consolidant la mobilisation de la société civile qui aura finalement raison de l’AMI et donnant un nouvel élan à la pratique de la désobéissance civile chez nous.
Le pouvoir de la non-violence
Comment et à quelles conditions un petit groupe de citoyens a-t-il pu réussir une telle action et empêcher toute récupération de l’opinion publique par la machine de propagande en place pour justifier l’injustifiable? La réponse à ces questions est sans équivoque et se vérifie dans le documentaire Opération SalAMI de Malcolm Guy, Magnus Isacsson et Anna Paskal.
D’abord, la participation des personnes impliquées était rigoureusement libre, démocratique et consensuelle. Elle était, de plus, conditionnelle : il fallait absolument savoir et comprendre pourquoi on s’opposait à l’AMI, en particulier, et à la mondialisation néolibérale, en général. Les volontaires suivaient une formation sur les enjeux et cela suffisait pour éloigner les aventuriers de la contestation. De plus, l’opération allait se dérouler selon de strictes règles de comportement pacifiste : il ne fallait pas opposer des gestes violents à un système violent de par sa nature même. Cela aurait donné au pouvoir son auréole de gardien de l’ordre et aux médias, l’occasion de faire diversion, de focaliser l’attention sur « les casseurs » et de taire les véritables motifs de la contestation. Mais adopter une attitude pacifiste n’est pas synonyme de passivité. Les citoyens réunis au sein de SalAMI, qui avaient été formés au préalable à la désobéissance civile, étaient très actifs et organisés : d’un côté, ceux qui se déplaçaient constamment d’une porte à l’autre du Centre Sheraton et qui faisaient écran entre les policiers et les « bloqueurs » et, de l’autre, ces derniers, qui avaient appris à se faire particulièrement lourds et nullement coopératifs au moment où l’arrestation se matérialiserait. En soutien, plusieurs sympathisants étaient sur place avec chansons et slogans attirant aussi l’attention. Le bilan : une centaine d’arrestations de personnes de tous âges, effectuées par des policiers penauds, convertis, dans de telles circonstances, en simples convoyeurs de personnes.
Mais les retombées de cette action de désobéissance civile sont plus considérables que sa réussite opérationnelle d’un jour. Pendant les trois ans qui ont suivi, le document issu de cette expérience – le fameux livre vert sur la mondialisation néolibérale – a servi d’outil pédagogique pour celles et ceux qui ont eu à expliquer les enjeux des accords de libre-échange et en particulier la copie continentale de l’AMI : la ZLÉA (Zone de libre-échange des Amériques). Le discrédit qui entacha les négociations entourant ce projet est dû en partie au fait que des militants de SalAMI se rendirent à Ottawa, un mois avant la tenue du Sommet des Amériques de 2001, pour obtenir les textes tenus secrets de la ZLÉA. Leur perquisition citoyenne se solda par l’arrestation de 87 personnes et contribua à rendre publics ces textes. Entre temps, en 1999, certains auront aussi participé à la « bataille de Seattle »[1].
Malheureusement, les offensives de l’hydre néolibérale contre la démocratie et le bien commun n’ont de cesse et exigent de nous une vigilance constante. Prenons-en pour preuve le fait que c’est à nouveau une fuite qui vient de révéler, en avril dernier, les traits de l’AMI qui se cachent dans l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne… Hélas, il semble que les leçons de SalAMI – le pouvoir de la désobéissance civile – aient été quelque peu oubliées.
Une amie allemande me racontait, au sujet d’une manifestation contre la guerre, comment quelques centaines de personnes, un millier tout au plus, avaient réussi à occuper l’espace d’une foule quatre fois plus nombreuse du seul fait de se coucher d’un coup dans la rue, les bras en croix, et les jambes écartées. Chaque personne étendue en silence couvrait 1 mètre carré et l’ensemble projetait l’image d’un immense champ de cadavres. Outre la conviction et la détermination, il aura fallu faire preuve d’une grande discipline et, surtout, obtenir de tous un accord total sur la nature de l’action et l’acceptation des mots d’ordre. Les forces policières, programmées pour faire face à de la fureur et du bruit, n’ont pas su comment intervenir. L’eurent-elles voulu, comment « déménager » mille personnes en les portant à bout de bras? Tous les médias ont publié la photo de la manifestation et des responsables ont pu exprimer les raisons de leur opposition. On peut s’interroger : qu’auraient couvert ces médias si un petit groupe bruyant avait fait bande à part et avait décidé d’affronter la police?
Les leçons de SalAMI méritent d’être revisitées.