Relations novembre 2000

Le modèle américain

Jean-François Côté

Le XXe siècle américain… et après?

L’auteur est professeur au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal

Le siècle américain, qui vient de se terminer, n’a pas seulement marqué l’avènement d’un nouvel empire à l’échelle mondiale. C’est une façon iné­dite de penser la société et d’articuler les rapports entre ses membres qu’a inaugurée la société étatsunienne. Comment le siècle qui s’ouvre saura-t-il composer avec ce nouveau modèle?

I said that I had begun by saying that after all to-day, America was the oldest country in the world and the reason was that she was the first country to enter into the twentieth century.
Gertrude Stein (Wars I Have Seen)

L’association de la société américaine et du XXe siècle nous semble aujourd’hui assez banale. Pourtant, ce qui transparaît au travers de la banalité apparente de ces développements devenus quotidiens, passant ainsi souvent inaperçus, ce sont justement les transformations historiques qu’ils signifient et qui leur confèrent une certaine originalité. La force du modèle de société développé aux États-Unis est ainsi d’être (ou, en réalité, d’être devenu) self-evident – même lorsqu’il a dû s’imposer par la force des armes diverses qui devenaient ainsi les relais de son pouvoir effectif – en faisant justement oublier ses assises originales.

Un modèle de société

L’origine de ce modèle n’est pas bien mystérieuse, même si son originalité véritable et les modalités particulières de son expression plongent dans les méandres de toute la tradition culturelle antécédente. Le problème auquel fait face la société étatsunienne vers la fin du XIXe siècle est tout simplement celui de la réorganisation de la vie sociale provoquée par le développement du grand capitalisme industriel. Ce problème se réfléchit pratiquement, mais aussi symboliquement, par la transformation générale des catégories de la vie sociale, une transformation qui voit, par exemple, dans le domaine éco­nomique, la figure typique du bourgeois disparaître graduellement derrière la structure organisationnelle de la corporation d’affaires. Cette transformation, qui met plus que jamais de l’avant la puissance effective des corporations au sein de la vie sociale (dans le domaine économique de la production et de la consommation, mais également dans les domaines politique et culturel), suscite au départ des tentatives de contrer l’unilatéralité de ce pouvoir. Aux premières lignes, l’organisation syndicale sera ainsi appelée à faire face à la corporation d’affaires dans les relations de travail, en même temps qu’elle fera disparaître la figure du prolétaire pour faire émerger celle du « syndiqué », s’assimilant ainsi au modèle corporatif de regroupement des intérêts individuels spécifiques. Les États-Unis n’ont pas inventé le syndicalisme, mais la forme typique qui s’y est développée a restreint son domaine d’expression au monde du travail, en y reproduisant de ce fait la logique corporatiste du monde des affaires.

La réorganisation de la vie sociale qui s’accomplit au travers des luttes de pouvoir entre organisations, entamées depuis la fin du XIXe siècle, ne parvient pas à résoudre tous les problèmes, même sur le plan économique. Le mouvement de la technocratie, qui apparaît au tournant du XXe siècle en proposant de supplanter les règles du marché et l’anarchie dans la production et la distribution économiques par une planification sociale dirigée par des experts, scientifiques et techniciens, montre la direction que prend tendanciellement la solution aux problèmes du développement du capitalisme industriel. L’État, sans être tout à fait dissout dans la technocratie qu’il introduit tout de même massivement en son sein, réussit à se ménager un espace relatif de temporisation politique propre au-dessus des rapports de pouvoir direct des diverses organisations corporatives, et au-delà des luttes que se livrent les groupes d’intérêts corporatifs. En face du Big Business et du Big Labor, le Big Government. À cet égard, on aurait tort de croire que le reaganisme des années 80, malgré ses prétentions, s’est complètement éloigné du modèle d’intervention établi lors du New Deal des années 1930; l’outil de planification de premier plan que représente la Réserve Fédérale américaine, avec son levier de contrôle sur les taux d’intérêts, montre que la techno­cratie étatique joue encore aujourd’hui un rôle bien réel et crucial dans le type de régulation politique des affaires éco­nomiques établi depuis les premières ébauches de ce contexte.

On trouve d’ailleurs ici le fondement d’une nouvelle logique générale : toutes les luttes sociales ultérieures seront appelées à devenir éventuellement politiques en étant d’abord modulées par le mot d’ordre d’organisation et de regroupements plus ou moins précisément « corporatifs », c’est-à-dire centrés sur la défense d’intérêts spécifiques et immédiats. En parti­culier, si le contexte post-industriel dans lequel nous baignons depuis les années 60 a vu le grand syndicalisme perdre graduellement son pouvoir d’opposition, c’est pour céder sa place à cette tendance plus générale : pour faire valoir leurs intérêts divers, les individus seront tenus d’adhérer à des associations ou à des regroupements capables de les représenter et de contrer, dans une certaine mesure, le pouvoir toujours grandissant des grandes corporations d’affaires. L’État, sur ce plan, s’est retiré dans un lieu qui, sans être celui de la neutralité, est un espace « libéral » à l’écart de ces affrontements directs.

C’est surtout sur le plan international que sont dès lors reportées les grandes luttes idéologiques, qui s’épuiseront cependant à leur tour à l’issue de la Deuxième Guerre mon­diale, puis de la guerre froide. Ce développement de l’« américanisme » comme idéologie est plus instructif aujourd’hui pour comprendre notre situation que les tentatives concurrentes qu’ont été, au XXe siècle, le fascisme et le communisme. Cela n’empêche évidemment pas de constater que, justement sur le plan international, les grandes corporations possèdent des chiffres d’affaires supérieurs au PNB de nombreux pays, et que le rapport de force dans lequel s’affrontent ces entités est encadré lui aussi par une techno­cratie internationale (FMI, Banque Mondiale, OMC, etc.) qui tente de favoriser ou de temporiser le passage universel à l’ordre mondial américain. Les tensions sou­levées par le différend qui existe entre les politiques internationales de l’ONU et celles des États-Unis illustrent ainsi à quel niveau se situe la puissance du modèle de société en cause : il s’agit ni plus ni moins de statuer sur la gouverne démocratique du monde économique.

La transformation advenue dans la démocratie de masse est tout aussi significative. Dès le XIXe siècle, avant le développement de la production et de la consommation de masse, la démocratie de masse donne sa configuration d’ensemble et sa structure globale de fonctionnement et de légitimité politiques à l’ordre social américain. En passant du bourgeois au common man, puis, éventuellement, à son statut « atomique », la figure du citoyen s’est fondue petit à petit à la « masse », et seuls quelques représentants individuels à la « personnalité organisée » (de façon « méritocratique », bureaucratique, démocratique, ou même médiatique) sont désormais appelés à figurer dans la sphère de l’identification singulière du pouvoir. Ainsi, pour un Bill Gates « inc. », des milliers d’administrateurs répartis dans les différentes aires de la structure bureaucratique et des dizaines de millions de petits « investisseurs » et/ou de « consommateurs » indirects et anonymes; pour un représentant de groupe de pression élu par des centaines ou des milliers de supporteurs actifs, des millions d’individus catégorisés selon un intérêt qui les rejoint quelque part; pour une figure médiatique, des millions de téléspectateurs rejoints en mode de diffusion. Si l’in­dividualisme peut se perpétuer aujourd’hui, c’est donc en flagrante contradiction avec les pratiques qui structurent et encadrent l’existence individuelle « organisée ».

L’ordre mondial sera modelé en bonne partie sur cette structure de même que sur les impératifs menés par la figure du président, représentant central du pouvoir exécutif. Le monde a aujourd’hui un empereur, qui voit personnellement à la gestion des affaires domestiques comprises comme étant les affaires du monde – de tout le monde – et vice-versa, puisque les affaires du monde sont devenues pour la présidence américaine des affaires domestiques.

La civilité impériale américaine

Ce modèle de société prend corps essentiellement dans la transformation de toutes les catégories de la société civile. Si son horizon paraît aujourd’hui civilisationnel, il ne possède encore justement que les marques d’une certaine « civilité ». La civilité européenne moderne s’était développée autour des pôles de référence ultimes que sont l’individu et l’État-nation bourgeois; la civilité qui émerge aujourd’hui possède plutôt, elle, un cadre d’exercice « post-individuel » et « post-national », et cela même si son ancrage est paradoxalement davantage « américain », puisqu’il a été formé dans son origine en bonne partie aux États-Unis. Cette civilité n’est donc plus formée expressément par les manières bourgeoises modernes, mais bien plutôt par les manières se développant au sein de la société de masse, du capitalisme industriel et post-industriel, de la production et de la consommation de masse, et de la société de communication, qui ont imposé une nouvelle manière d’être aux relations sociales.

Dans les faits, et selon la répartition des privilèges so­ciaux découlant de cette civilité, cela conduit à une reconfiguration sociale généralisée : une overclass internationale, qui regroupe les individus directement insérés, d’une façon ou d’une autre, au modèle d’opération des corporations transnationales ou des technocraties nationales et internationales; une underclass regroupant, pêle-mêle, les exclus des sociétés nationales (et même des nations entières du monde) qui ne trouvent pas place au sein des développements transnationaux du commerce et des organisations; et, entre les deux, une middle class, pierre d’assise, dans tous les contextes nationaux et transnationaux des démocraties de masse, de la bonne marche de ce système, et livrée à ses aléas1.

Cette civilité impériale, qui continue de prendre forme aujourd’hui, s’est ainsi d’abord affirmée au sein de la société étatsunienne elle-même, en appelant du même coup des reconsidérations vis-à-vis de l’identité nationale des États-Unis, qu’elle contribuait à transformer. C’est sur le plan de l’expression de l’identité nationale qu’elles ont le plus contribué à affirmer une configuration nouvelle pour la société étatsu­nienne et pour le monde entier – sous le couvert du phénomène de l’américanisation.

L’identité « nationale » étatsunienne

La redéfinition du concept de nation qui s’est opérée au travers de la réflexion et des pratiques politiques étatsuniennes du XXe siècle est ici à souligner, puisqu’elle acquiert une signification profonde, voire universelle. En effet, cette redéfinition n’envi­sage pas seulement la fusion interne des différentes cultures immigrantes au creuset d’une civilité redéfinie en fonction des exigences d’un nouveau type de société. Elle implique également que le mode de civilité qui en découle devienne dorénavant le modèle de référence en fonction duquel toutes les nations du monde se doivent de comprendre leur propre évolution.

Deux expressions typiques sont utilisées dans les suites de la Première Guerre mondiale pour décrire le projet et la place de la société étatsunienne dans le monde, de même que sa nouvelle configuration interne. D’un côté, Woodrow Wilson parle à ce moment des États-Unis comme « the Nation of Nations », alors que, d’un autre côté, l’on identifie le processus de fusion interne de l’identité nationale à celui d’un melting pot.

La première expression caractérise à partir de ce moment la société étatsunienne dans sa vision impériale vis-à-vis de l’extérieur. On voit donc émerger ici un concept de nation (ou plutôt, un dédoublement de ce concept) qui renvoie à deux horizons de sens très distincts. Un premier sens pointe vers l’horizon impérial de la nation américaine (qui devient ainsi la nation des nations), et un second sens vers la transformation interne qui se produit aux États-Unis (qui ainsi devient la nation des nations) sous la pression, notamment, de l’immigration massive alimentant le développement du capita­lisme industriel. Nous avons ainsi deux définitions de la nation, qui renvoient chacune à la description d’un aspect spécifique de la société contemporaine. Or ce que masque et révèle du même coup l’expression de Woodrow Wilson (et les développements qui se sont produits depuis lors), ce ne sont pas tant deux définitions opposées de la nation (civique et ethnique) que deux définitions qui sont superposées l’une à l’autre, ainsi intégrées en une vision cohérente et unifiée. La nation civique correspond désormais au cadre d’action régi par la civilité impé­riale, à laquelle est subordonnée la nation ethnique dans ses contextes nationaux, régionaux et locaux – ce dont les politiques liées au multiculturalisme donnent une illustration.

De son côté, la deuxième expression de melting pot témoigne d’une volonté d’intégration des individus à une société capable des les transformer intégralement et uniformément. En effet, à l’origine, l’idée de melting pot ne re­présente pas, comme on le pense souvent, un rassemblement hétéroclite d’individus liés ensemble de façon indéterminée et aléatoire. Elle propose au contraire un véritable creuset qui devait permettre de fondre l’ensemble des différences (individuelles, sociales, culturelles) au sein d’un ordre social national plus large et plus cohérent, correspondant aux développements du type de société alors en formation. Dans le contexte de la diffusion impériale de ce type de société, cependant, l’idée de melting pot s’ouvre surtout à une indétermination dans la reconnaissance d’une tradition culturelle nationale. Mais du point de vue de sa réalisation mondiale inspirée de l’hégémonie américaine et de la subordination de la définition ethnique de la nation à sa définition civique, ce qui ressort est une possibilité de reconnaissance des « traditions culturelles nationales ethniques » à l’intérieur d’un « modèle civique inter-national » : c’est ce que représente la logique du multiculturalisme depuis les années 60 et jusque dans le contexte actuel, et la prévalence de cette idée sur le plan international. À l’origine, dans le Civil Rights Act de 1964, la revendication allait dans le sens d’une intégration des « exclus » de l’ordre civique, mais cette logique de recomposition du corps social a finalement précipité dans la reconnaissance positive de caractéristiques « ethnico-culturelles » devenues des in­térêts spécifiques aux individus.

Ces développements ont pour ainsi dire encore « cours légal » aujourd’hui : le seul nationalisme auquel s’opposent en général les États-Unis est celui qui demeure fermé à cette civilité impériale. Évidemment, tout cela peut jouer clairement, à l’inverse, dans le sens d’une appropriation locale. Si le nationalisme économique du Québec inc. a connu le développement phénoménal que l’on sait depuis la Révolution tranquille, c’est parce qu’il a traduit, dans son langage à lui, le corporatisme du capitalisme transnational, tout en se glissant habilement dans les habits de la civilité impériale issue du modèle étatsunien. Dès lors, Bombardier ou Québécor oeuvrent aux États-Unis et ailleurs dans le monde dans une réciprocité parfaite avec la façon dont le font GM ou IBM en sol québécois – et le monopole d’une société d’État comme Hydro-Québec peut apparaître comme un irritant, dans la seule mesure où il est régi­menté politiquement sur le plan « national », ou peut-être même mieux : « nationaliste ». Une certaine confusion idéologique perdure donc assurément à ce titre au Québec, mais elle permet apparemment du même coup une cohérence expressive permettant d’embrasser la ligne libre-échangiste à l’échelle continentale (et mondiale) en marquant par là le développement d’une « autonomie na­tionale »… ce qui n’est évidemment pas un mince paradoxe.

Du XXe siècle au XXIe

En intégrant à sa façon l’histoire universelle, en inversant, même, son cours par la revendication d’un droit d’aînesse, le modèle étatsunien a aussi ouvert la porte à la possibilité de reproductions ouvertes sur l’inconnu; l’Europe unifiée, la négociation du modèle en question en Asie, la réflexion en cours sur l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud, sont des lieux de reproduction qui ne correspondent pas aux données initiales du modèle. Et partout s’impose le défi d’une gouverne véritablement démocratique des développements présents et à venir. Ce sont ces lieux qui demeurent la source des inventions que produira le XXIe siècle. Un modèle de société ne fait pas nécessairement une société modèle. Sur ce plan, la (re)création vivante sachant reconnaître les origines de certains développements, mais sachant aussi reconnaître des différences avec ses origines, devient un enjeu pour ainsi dire global. 

1. Voir à ce sujet Michael Lind, The Next American Nation, New York, Free Press, 1996.

Le modèle américain

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