Relations août 2010
Le sang noir de la Terre
Et si la marée noire dans le golfe du Mexique atteignait notre esprit et y laissait une trace indélébile… Il le faudrait pour l’avenir du monde. Il faudrait qu’elle nous laisse le goût intolérable de la bêtise – une bêtise terrible parce qu’elle a la force des titans, le concours des pouvoirs, la richesse des banques, l’audience des médias, et se moque de tout. Une bêtise qui tue et qui gouverne nos vies. Il le faudrait pour que son goût de mort nous soulève le cœur et nous la fasse vomir. Pour que s’organise une résistance têtue contre les rapaces de la Terre qui enfoncent leurs serres et leur bec dans la chair du monde – la dévorant, la déchiquetant en multitudes de marchandises, en titres d’actions, en cotes boursières. Car il faudra bien que cesse un jour ce saccage, avant qu’il ne reste en guise de nature… qu’une charogne.
Au lieu de cela, l’exploitation du pétrole en mer, à des profondeurs qui défient toute possibilité de réparation de bris, prolifère. Productivisme oblige. Certes, British Petroleum, une des plus grosses pétrolières du monde, au chiffre d’affaires de plusieurs centaines de milliards de dollars, fait figure de cancre parmi les autres, plus prudentes. Voulant économiser quelques centaines de millions, elle n’a pas cru bon d’installer un système de sécurité par sonar, ni un puits secondaire, au cas où l’actionnement manuel aurait fait défaut, ce qui fut le cas. Elle a ainsi prêté flanc à la plus grande catastrophe pétrolière de l’histoire, aux conséquences écologiques tragiques pour le golfe du Mexique et ses pays riverains. Les raisons? L’aveuglement, l’appât du gain et la complicité politique. Car il ne faut pas l’oublier, cela a été possible grâce au laisser-faire du gouvernement américain et particulièrement du Minerals Management Service. Cet organisme gouvernemental chargé de surveiller et d’inspecter les forages est complètement à la solde des pétrolières depuis que George W. Bush et son vice-président Dick Cheney, qui ont tous deux des intérêts dans l’exploitation du pétrole, y ont mis leurs hommes de main.
Il est difficile d’imaginer l’inimaginable. Pourtant, nous y sommes peu à peu contraints, en raison de la capacité qu’ont les maîtres financiers du monde de nous rendre familier et prochain l’horizon apocalyptique.
Si cet horizon devient possible, c’est qu’une part essentielle de notre humanité a été délaissée avec le « progrès » technique et marchand. Ce faisant, nous nous sommes habitués à la démesure, à la déshumanisation et à la marchandisation du monde comme si elles allaient de soi, au point où la bonne société préfère se distraire dans la médiocrité pendant que la bonne marche du système broie tout sur son passage – les multitudes de laissés-pour-compte et la nature d’abord. Mais il n’épargnera personne, pas même ses dirigeants insouciants et serviles. Simone Weil parle du mal terrible du déracinement; Hannah Arendt de l’aliénation du monde, qui nous le rend étranger, extérieur à nous-mêmes; Michel Henry et Michel Freitag de la perte de l’expérience du monde sensible et symbolique.
Ce souci et cette amitié avec les petites choses de la vie, cette attention à notre fragile « humanitude », cet émerveillement devant ce « quelque chose » qui nous habite et nous dépasse, et nous convie au combat solidaire, il nous faut les retrouver avant que la tempête glaciale du « progrès » laisse derrière elle le désert de l’insignifiance. Rien n’est joué. Contre ce qui se présente faussement comme une fatalité, l’extraordinaire pouvoir de l’action humaine, aussi modeste soit-elle, est toujours capable d’initier des nouveaux commencements – épiphanies de liberté.
Pourquoi ne pas profiter du temps des vacances, souvent occasion de se soustraire au diktat de l’utile et de se dessaisir d’habitudes routinières, pour s’enraciner dans l’essentiel – et y puiser force et souffle? Et dans cet arrêt, pourquoi ne pas côtoyer les poètes, les prendre pour passeurs et éclaireurs, et s’aventurer sur l’autre rive de l’existence où la parole, comme une brèche, laisse affleurer un peu du silence du monde et de sa beauté qui nous baigne? Car l’inutile est plus que jamais nécessaire.
Karel Kozik, philosophe et dissident tchèque, ami de Jan PatoÄka, en conclusion d’un texte remarquable, La morale au temps de la globalisation, nous le rappelle : « le destin de l’humanité n’est pas de saccager la planète, mais d’habiter poétiquement la Terre[1]. »
[1] Karel Kosik, La crise des temps modernes, Paris, Les Éditions de la Passion, 2003.