Relations mars-avril 2018
Le retour du peuple
L’auteur est professeur associé au Département de science politique de l’UQAM
La figure du peuple, en cristallisant l’égalité de toutes les luttes populaires, peut servir de rempart non seulement contre le populisme de droite, mais aussi contre l’élitisme du gouvernement représentatif et la gauche autocratique.
Le populisme est un concept aussi populaire qu’imprécis. Servant à dénigrer une chose et son contraire, les usages du terme populisme trahissent également une peur du peuple de la part des élites gouvernantes, rejetant du côté de la démagogie toute critique à leur égard. Le peuple n’existant que de manière représentée, on pourra toujours taxer de manipulation son interpellation. De ce fait, désenchantée, la gauche parlementaire occidentale a pratiquement abandonné l’appel au peuple, au profit de figures plus neutres comme celles de la société civile, la citoyenneté ou les droits, laissant le champ libre à la droite pour parler « au nom du peuple », pour reprendre le slogan du Front national de Marine Le Pen lors de la dernière présidentielle française. Or, ne serait-il pas possible, en suivant la proposition théorique d’Ernesto Laclau[1], de concevoir une manière réflexive de construire l’unité du peuple sans le réifier ni écraser les différences ?
Qu’est-ce que le populisme ?
L’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche a attisé une nouvelle flambée de discours décriant le populisme dans l’espace public. Cependant, l’anathème du populisme n’est pas seulement dirigé contre Trump, Boris Johnson au Royaume-Uni ou Marine Le Pen en France ; il est lancé contre tout leader remettant en question le système, qu’il soit de droite ou de gauche. Ainsi, la critique somme toute rationnelle du système socioéconomique et politique étasunien par Bernie Sanders se retrouvait-elle dans le même sac que les élucubrations misogynes, racistes et mythomanes de Trump. De même, qu’est-ce qui pourrait sérieusement relier Jean-Luc Mélenchon à Marine Le Pen ?
Ce problème n’est pas nouveau. Comme le montrent parallèlement Ernesto Laclau et le politologue étasunien Kurt Weyland[2], la plupart des théorisations du populisme posent le caractère hétéroclite du phénomène (qui peut être multi-classe, pluri-idéologique, de gauche ou de droite, modernisateur ou traditionaliste, rural ou urbain, etc.) pour aboutir à des définitions tout aussi éclectiques qui cumulent soit des cas contradictoires au sein d’un même concept, soit des « exceptions » pour en arriver à un concept « Cendrillon » ne trouvant jamais de pied pouvant chausser son soulier de verre.
Si les sciences sociales éprouvent de la difficulté à définir le populisme, la confusion atteint son paroxysme dans l’espace public, où l’invective politique côtoie la mauvaise foi et les raccourcis faciles. On est toujours le populiste de quelqu’un d’autre. On baisse les impôts ? Populisme fiscal ! On cherche à améliorer les droits et les services sociaux ? Populisme dépensier (free-spending populism) ! On critique le fait que « la classe politique qui gouverne depuis 30 ans […] a toujours choisi ses amis – les grandes entreprises, les firmes d’ingénieurs, le lobby des médecins – avant le peuple québécois », comme l’a fait Gabriel Nadeau-Dubois ? Populisme de gauche ! Et ainsi de suite…
L’ambivalence ou la polysémie du terme autant que du concept s’explique aussi par le fait que le populisme, comme le politique en général, cherche à réaliser quelque chose d’intrinsèquement ambivalent : l’unité du peuple. Or, le peuple n’a aucune valeur en soi. Nommer le peuple, c’est le constituer : donner sens et valeur à une masse porteuse de positions divergentes. L’incapacité à définir le populisme vient précisément du fait qu’on cherche l’unité du phénomène dans des contenus, forcément divergents, alors que, comme le montre Laclau, la spécificité du populisme réside dans sa capacité à articuler des intérêts (ou des contenus) différents, voir divergents, au sein d’un mouvement politique structuré autour d’un symbole commun : le peuple.
La négation et la réinvention du peuple
Le peuple n’a jamais eu d’existence autre que symbolique ou imaginaire dans le champ politique. Pourtant, avec la destruction néolibérale de la plupart des institutions démocratiques, la marchandisation du social et le désenchantement du monde, l’idée même d’interpeller le peuple a été abandonnée par les élites politiques. Cette désaffection a laissé le champ libre à l’extrême droite et, de plus en plus, à la droite tout court, pour « construire » ou « re-présenter » le peuple en fonction de valeurs soi-disant « primordiales », comme la « nation » (de souche), les « valeurs » catholaïques (imposant, derrière une laïcité de façade, des institutions catholiques sécularisées) ou l’âge d’or du salariat industriel (Make America Great Again). Ce recours à des solutions faciles anti-mondialisation, anti-immigration (xénophobes et islamophobes) et (souvent mais pas toujours) racistes, masculinistes et homophobes, est généralement associé au populisme. Or, la gauche aussi se fait traiter de populiste lorsqu’elle critique la mondialisation néolibérale et la complicité des élites au pouvoir.
L’idéologie néolibérale ayant pénétré l’ensemble des institutions, quiconque s’oppose au libre-échange, à la « rigueur » (austérité) budgétaire et à la marchandisation de la société sera aussitôt soupçonné de populisme (sinon d’utopisme ou d’irréalisme). Ainsi, le postulat de la dénonciation du populisme (de gauche comme de droite) par les élites libérales réside avant tout dans le fameux « TINA » de Thatcher : « There is no alternative » ou le soi-disant Consensus de Washington.
Une démocratie sans demos
Une autre idéologie, plus ancienne, est également à la base du rejet libéral du populisme, soit la démocratie représentative. Comme son étymologie l’indique, le populisme désigne un système de sens (isme) structuré autour du peuple (populus). La démocratie, censée désigner un système politique où le pouvoir (kratos) est au peuple-citoyen (demos), devrait être populiste par défaut, puisque « populus » n’est que le terme latin pour désigner le « demos » grec. Toutefois, dans le cas du populisme, le populus réfère davantage à la plèbe (bas peuple) qu’au citoyen (patricien). Car cette foule, vulgaire et tumultueuse, menacerait les institutions (« démocratiques ») en se laissant flatter par des démagogues détournant l’assemblée du peuple de la raison, en en appelant plutôt à ses passions.
Pourtant, la démocratie a toujours été tumultueuse. C’est l’oligarchie ou l’aristocratie parlementaire qui prétend remplacer la confrontation d’intérêts divergents par la discussion pacifiée entre notables. Les passions sont précisément le mobile faisant en sorte que le citoyen « quelconque » quitte la quiétude de son espace privé pour participer à l’élaboration de la norme commune. La plèbe n’ayant pas de titres à gouverner, toute forme d’expression de sa part est assimilée aux « passions » (opposées à la raison), aux cris (opposés à la discussion), à la violence ou à la démagogie. Démagogie qui, soit dit en passant, selon l’étymologie, signifie simplement « art de guider le peuple ».
La « haine » ou, du moins, la crainte de la démocratie de la part de plusieurs philosophes politiques, dont Platon, mais également des pères fondateurs du gouvernement représentatif, réside dans cette distinction entre la plèbe (ou la populace) et le peuple (abstrait des Constitutions). Dans la conception libérale hégémonique de la démocratie, le peuple, abstrait, composé de l’ensemble des citoyens, ne peut exister politiquement que représenté par les patriciens ou les aristocrates. Ce qu’on appelle aujourd’hui la démocratie n’est donc qu’une forme d’aristocratie plébiscitée où les « meilleurs » (aristoï), choisis par la plèbe au vote majoritaire, gouvernent à la place du peuple. Paradoxalement, la dénonciation de ce détournement de sens est considérée comme populiste (lire anti-démocratique) par les élites gouvernantes…
Des populistes « des deux côtés »
S’il est effectivement inquiétant de voir des « démagogues » attiser les pires préjugés nationalistes, racistes et patriarcaux, il ne faut pas oublier que ces préjugés ne sont pas tant fondés sur des croyances « populaires » (appartenant spécifiquement au peuple) que sur d’anciennes politiques d’État aujourd’hui remises en question, notamment par des luttes populaires concernant l’égalité des droits et, plus spécifiquement, l’égalité de quiconque à participer à l’élaboration du droit (isonomie).
Le populisme de droite réagit à la perte de sens, de revenus et de stabilité relatifs à la mondialisation néolibérale, en l’assimilant à un multiculturalisme ou à un relativisme culturel issus de la traduction dans le droit individuel de luttes populaires pour l’égalité ; comme si les droits acquis par des femmes, des immigrants et des minorités étaient responsables de la perte de puissance des Angry White Males, ces « hommes blancs en colère ». Pourtant, les luttes populaires contre l’instauration d’une anti-société néolibérale mondialisée sont également décriées comme populistes ou placées dans le même continuum de radicalité et de violence que l’extrême droite. Que ce soit à Charlottesville ou à Québec, on blâme la violence « des deux côtés ».
Les signifiants vides et la construction démocratique du peuple
Il est pourtant possible et nécessaire de parvenir à construire un « camp populaire » qui, sans réifier la supériorité des « valeurs du peuple » et sans s’étioler dans une myriade de luttes particularistes, parvienne à faire front commun contre la destruction du social par le néolibéralisme autant que par le populisme de droite et à proposer un projet de société rassembleur dans lequel plusieurs mondes puissent cohabiter.
Dans les faits, cela se produit fréquemment et s’est produit ces dernières années au Québec, lors du « Printemps érable », tout comme en Espagne avec les Indignés, en Grèce et ailleurs avec Nuit debout, Occupy, les Printemps arabes, etc. Ces récents « printemps des peuples » sont une forme « spontanée » de construction du peuple qui a permis la convergence d’une immensité de luttes divergentes derrière des « signifiants vides » les symbolisant toutes.
La théorie des signifiants vides a été élaborée par Ernesto Laclau pour rendre compte des processus de constitution du peuple (ou d’un quelconque sujet historique) sans en postuler le sens ou la nécessité. En effet, alors que les révolutionnaires marxistes de la fin du XIXe et du début du XXe siècles postulaient que le prolétariat était le sujet de l’Histoire, de son côté, le fascisme ou, plus globalement, le nationalisme, leur coupant l’herbe sous le pied, faisait l’unité du peuple sur une base symbolique tout autre mais terriblement efficace. Pourtant, l’unité du peuple (ou des peuples) a pu se faire sur des bases pacifistes (contre la guerre du Vietnam, par exemple), anti-impérialistes (luttes de libération nationale), religieuses (islam, théologie de la libération), etc. Dans tous les cas, cependant, l’unité derrière une lutte commune masque la diversité des luttes nécessaires pour produire un changement social historique.
La théorie des signifiants vides cherche à rendre compte des processus généraux de cette « raison populiste » permettant de passer d’une diversité de luttes à l’unité du peuple. Précisons, d’abord, qu’un signifiant ne peut jamais être vide, dans la mesure où il est nécessairement lié à un signifié. L’usage de cet oxymore vise à mettre l’accent sur le fait que, pour pouvoir devenir le symbole d’une série de luttes, une position parmi d’autres doit se vider de son sens propre pour référer à l’ensemble du social. Pour reprendre l’exemple du « Printemps érable », la grève a cessé d’être étudiante pour devenir une lutte populaire au moment où elle a cessé de ne « signifier » qu’un conflit étudiant portant sur la hausse des frais de scolarité pour se mettre à résonner (et à raisonner), à travers les casseroles, les marches de nuit ou lors de la Journée de la Terre, dans diverses luttes : contre le plan Nord, le gaz de schiste, le pétrole à Anticosti, la marchandisation du monde, l’autoritarisme de la loi spéciale et la corruption du gouvernement Charest.
Ainsi, une position n’a pas besoin de s’imposer aux autres pour devenir leur symbole rassembleur, dans la mesure où cette convergence se fait sur la base de « chaînes d’équivalence » négativement constituées. Pour le dire autrement, rien ne relie, en soi, le conflit étudiant au plan Nord, au pétrole d’Anticosti ou à toute autre lutte, si ce n’est leur commune relation d’opposition à un système qui les nie toutes « également », bien que chacune différemment – en l’occurrence, le gouvernement Charest.
Bien que négativement constituée, cette convergence stratégique de positions divergentes autour d’un signifiant vide engendre de nouvelles subjectivations politiques bien concrètes (positives) passionnellement engagées contre un « ennemi » commun. Le défi est de faire perdurer dans le temps cette convergence des luttes sans que le symbole ne devienne plus vrai que le réel, au point de nier les droits de ses diverses composantes. Une manière de faire en sorte que le peuple (demos) n’avale pas la plèbe est de se regrouper autour du postulat d’égalité implicite, autant dans les luttes des « sans parts » lorsqu’ils et elles réclament leur juste part, que dans la constitution de « chaînes d’équivalence » derrière un ennemi commun (postulant ainsi l’égalité entre toutes les luttes).
Au nom de l’égalité, personne ne peut légitimer l’exclusion de quiconque. C’est là la spécificité du « vrai » populisme de gauche (c’est-à-dire démocratique), qui non seulement peut servir de rempart contre le populisme de droite (ou contre une gauche autocratique), mais aussi contre l’élitisme du gouvernement représentatif.
[1] E. Laclau, La raison populiste, Paris, Seuil, 2008.
[2] K. Weyland « Clarifying a Contested Concept : Populism and the Study of Latin American Politics », Comparative Politics, vol. 34, no 1, octobre 2001.