Relations novembre 2000
Le politique dans le miroir du puritanisme, entrevue avec Sacvan Bercovitch
La religion occupe une place bien particulière dans l’imaginaire américain. Elle semble se frayer un chemin jusque dans l’espace politique, à l’encontre de ce que prévoit pourtant la Constitution. Qu’en est-il au juste des rapports entre religion et politique aux États-Unis? Pour en discuter, nous avons rencontré Sacvan Bercovitch, titulaire de la chaire Charles S. Carswell à la Faculté d’anglais et de littérature américaine de l’Université Harvard. Ce Montréalais d’origine a notamment publié The Puritan Origins of the American Self et The Rites of Assent. Transformations in the Symbolic Constructions of America.
Relations : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux origines puritaines de la société américaine?
Sacvan Bercovitch : Quand je suis arrivé aux États-Unis, dans les années 60, j’ai été impressionné par la place que la religion y occupait. C’est un pays séculier, né pendant une période rationaliste, celle des Lumières; mais même si l’Église et l’État sont séparés, le pouvoir de la religion y est fantastique. Les symboles puritains y sont en effet encore très présents aujourd’hui, et tous les classiques de la littérature américaine ont été influencés par les écrits puritains. Cela m’a surpris parce que les Puritains ont constitué un très petit groupe religieux, dans une région, le Massachussetts, qui a cessé d’avoir une importance nationale au moment de la Révolution. Leur présence dans cet État n’a au fond duré qu’une soixantaine d’années, jusqu’en 1680. C’est la persistance de cette influence que j’ai essayé de comprendre.
Rel. : Comment un si court épisode de l’histoire américaine naissante a-t-il pu avoir une influence aussi profonde?
S.B. : C’est parce qu’ils constituent le premier groupe à avoir donné une identité au Nouveau Monde que les Puritains sont si importants. Toutes les autres colonies du Nouveau Monde étaient des postes coloniaux d’une puissance européenne. Quand on parlait de Nouvelle-France ou de New Amsterdam, par exemple, on parlait clairement d’un poste colonial lié à l’Ancien Monde. Les Puritains considéraient au contraire la Nouvelle-Angleterre comme un exemple pour l’Ancien Monde, une cité sur la montagne, pour reprendre une phrase célèbre. Ils sont venus ici avec une mission, et le terme « Nouveau » référait pour eux à quelque chose de meilleur, à un stade supérieur, comme le Nouveau Testament par rapport à l’Ancien Testament. Il s’agissait ainsi d’accomplir une prophétie, et il ne faut alors pas se surprendre que les Puritains aient légué un certain vocabulaire au pays, dont le mot « nouveau », qui s’entend ici d’une façon bien particulière. La nouveauté fait partie de la vision américaine du monde : si vous voulez vendre quelque chose ici, vous devez dire que c’est nouveau! Mais c’est nouveau dans le sens de progrès, de renouveau spirituel. L’identité conférée au Nouveau Monde par les Puritains n’est donc pas liée à l’Ancien Monde, au contraire vu comme dépravé et corrompu.
En donnant cette connotation péjorative à l’Ancien Monde, les Puritains ont procédé à une inversion symbolique fantastique : les colons devenaient le centre d’un nouvel empire, voulu par Dieu pour un peuple spécial devant arriver à un certain moment pour réaliser ce dessein divin. La vision puritaine du cours de l’histoire, issue de la Réforme protestante, faisait du Nouveau Monde la dernière étape de l’histoire. Le plan de Dieu, jusque-là gardé secret, pouvait alors apparaître au grand jour, et le Nouveau Monde se dévoiler comme un accomplissement des choses. C’est en ce sens que Lincoln parlait des « derniers et meilleurs rêves humains ».
Rel. : C’est sur cette toile de fond historique que s’inscrit la déclaration de Bill Clinton faisant des États-Unis le seul pays nécessaire au monde…
S.B. : Certainement. Cela fait partie de la rhétorique présidentielle, comme on l’a vu aussi avec Reagan et Kennedy, qui ont tous parlé d’un destin spécial pour l’Amérique. Pour les Puritains, le nouvel Israël de l’Ancien Testament devenait chrétien, et la Terre promise s’appelait désormais l’Amérique, un nom ainsi investi d’une forte charge symbolique. Les Puritains ont d’ailleurs été les premiers à présenter les colons comme des Américains, un nom désignant jusque-là les autochtones. Ils se désignaient comme tels parce qu’ils croyaient que cette terre leur appartenait. Robert Frost (1874-1963) a ainsi écrit un poème célèbre dans lequel il dit que « la terre nous appartenait avant que nous lui appartenions ».
Rel. : Cette idée d’un peuple élu traverse ainsi toute l’histoire américaine…
S.B. : Lorsqu’ils discutèrent du premier emblème du nouveau pays, Franklin, John Adams et Jefferson, un groupe très rationaliste, ont envisagé la traversée de la Mer rouge par les Israélites. Ils n’ont finalement pas retenu cette idée, mais ils ont adopté l’expression, dans le même esprit, d’un « nouvel ordre du monde » (New World Order), une façon efficace de mobiliser la population, que Jefferson savait utiliser : l’idée que l’Amérique devait répondre à un appel spécial avait en effet plus de poids que la simple question de la taxation. On pouvait bien sûr prendre à la lettre cette idée de terre promise, comme c’est par exemple le cas pour les Mormons, partis chercher Sion dans le désert de l’Utah. Mais on pouvait aussi entendre cet appel comme une métaphore, une reconstruction symbolique de la Terre promise.
Rel. : Comment cette représentation prophétique des États-Unis peut-elle être conciliée avec le caractère séculier de ce pays?
S.B. : Les Puritains ont donné une signification spirituelle, une identité spirituelle à ce qui était essentiellement une entreprise séculière. Ce faisant, ils ont créé un fantastique moyen d’assimiler les immigrants : le processus d’immigration devenait un processus de conversion, où il s’agissait désormais de devenir une nouvelle personne. Le Nouveau Monde, c’était donc aussi la voie vers le salut personnel, ce qui, traduit dans des termes séculiers, signifie accomplissement personnel et opportunités à saisir. En ce sens, l’Amérique a fondé la doctrine de l’individualisme, étroitement liée à l’idée de terre d’élection. Ce n’était pas seulement un lieu où on pouvait devenir riche : on s’y développait aussi moralement, spirituellement. C’est pourquoi l’Amérique aime se présenter comme un phare pour le monde entier.
Rel. : On voit donc poindre dès l’origine la symbolique qui justifiera l’impérialisme américain…
S.B. : Absolument. Et cela explique l’extraordinaire symbolique entourant la conquête de l’Ouest américain, comme si cette avancée vers l’Ouest accomplissait un plan historique. Il ne s’agissait pas simplement d’aller vers des contrées où la civilisation était absente, comme auraient pu le faire les Français ou les Anglais. Pour l’Amérique, l’Ancien Monde aussi était barbare, et devait être civilisé. La nouveauté américaine consistait en une espèce de nouvelle civilisation religieuse, investie d’une mission divine : c’est pour cela qu’elle se représentait comme le nouvel Israël.
L’idée d’un territoire libre, d’une terre vierge (virgin land) à conquérir, est donc très différente de celle qu’on trouve par exemple au Canada. Dans un de ses livres, la Canadienne Margaret Atwood dépeint le Canada comme un pays de brousse, où a toujours prévalu le sentiment qu’il n’était au fond pas civilisé, la « Police montée » (Mounties) ayant par ailleurs pour mission de protéger ce territoire. À l’opposé, aux États-Unis, un tel sentiment n’a jamais existé. L’expansion de la nation y réclame au contraire la terre que Dieu a donnée avec sa promesse. La terre appartient donc au peuple nouveau, pas aux autochtones.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que ce sentiment d’avoir une mission à accomplir trouve déjà chez Luther, au début du XVIe siècle, son ancrage théologique. Rappelons que dans la célèbre controverse sur l’eucharistie, Luther en vint à expliquer pourquoi l’Église s’est retrouvée dans les ténèbres pendant 1500 ans, jusqu’à ce qu’un peuple nouveau se lève et terrasse ce qu’il appelait la Bête de Rome. Il présentait ainsi le mouvement protestant comme la dernière étape de l’histoire, annonçant qu’une nation venant du Nord finirait par renverser la Bête. Il a cru, pendant un certain temps, que l’Allemagne serait cette nation. Il a dû par la suite déchanter, mais cette idée d’un peuple choisi devant combattre les catholiques et amorcer une ère nouvelle est demeurée dans le mouvement protestant, notamment chez les Puritains.
Rel. : C’est donc dire que le rêve américain est un rêve religieux.
S.B. : Oui, mais un rêve religieux traduit dans des termes séculiers, parce qu’on est dans un monde moderne. C’est la conjonction entre puritanisme et modernité qui, au fond, caractérise l’Amérique. C’est pourquoi, au siècle dernier, Tocqueville parlait d’une religion civile aux États-Unis.
L’énorme ressentiment contre les catholiques aux États-Unis, pendant très longtemps, est à cet égard révélateur. L’une des raisons profondes de ce ressentiment logeait dans l’inimitié entre catholiques et protestants, depuis l’époque de Luther. Mais il s’explique également parce que les Américains craignaient que les catholiques prêtent allégeance à Rome et au Pape, conformément à la logique de l’Ancien Monde, plutôt qu’à la nation américaine. Kennedy l’avait bien compris. Aussi a-t-il affirmé que sa première loyauté allait à la Constitution, à son pays. C’est, ironiquement, une des grandes leçons de l’Amérique que de montrer l’importance de la religion pour toute communauté, même sécularisée.
Rel. : Mais les multiples dénominations religieuses aux États-Unis ne menacent-elles pas cette symbolique que vous voyez au cœur de l’Amérique?
S.B. : Je ne pense pas. Les différents groupes religieux sont assimilés par la religion civile américaine. Par exemple, quand les Juifs sont venus aux États-Unis, en provenance d’une communauté pourtant très fermée, ils sont devenus Américains, acquérant en quelque sorte une double identité. Les gens peuvent vivre à différents niveaux : ils peuvent être catholiques, Juifs ou Allemands à un niveau, et être Américains à un autre, c’est-à-dire vouloir que leurs enfants deviennent Américains, individualistes, membres de cette cité sur la montagne. L’Amérique a un merveilleux pouvoir d’assimilation parce qu’elle est fondamentalement une religion séculière, celle de l’individualisme.
Rel. : Mais dans l’énorme variété des manifestations religieuses aux États-Unis, le phénomène des preachers ne vous inquiète-t-il pas?
S.B. : Les preachers ont toujours été importants, mais ils ne peuvent durer que parce qu’ils supportent l’esprit américain et la place qu’il fait à la Constitution. Et peu importe ici que ces groupes soient de droite ou de gauche. La droite religieuse est certainement très pro-américaine, et la gauche religieuse critique la société, mais précisément au nom de l’accomplissement du rêve américain. Pensons à Martin Luther King, par exemple. Quand je suis arrivé aux États-Unis, j’étais étonné de l’entendre dire que la ségrégation et le racisme étaient contraires à l’idée de l’Amérique : toute l’histoire des États-Unis en est une de ségrégation et de racisme! Mais il a su élever l’Amérique en lui rappelant qu’elle ne pouvait faire de discrimination, en la rappelant à ses promesses.
Rel. : La réalité américaine, comme l’illustre par exemple la question du racisme, est toujours en porte-à-faux avec le rêve qui la définit. Comment ce rêve peut-il alors survivre?
S.B. : Il y a eu récemment un sondage dans les quartiers pauvres de Philadelphie. On a demandé aux gens s’ils croyaient que leur fils pouvait devenir président des États-Unis : 98 % ont répondu non. On leur a ensuite demandé s’ils croyaient qu’en Amérique, tous les garçons pouvaient devenir président : 98 % ont répondu oui. À une troisième question, les gens ont répondu qu’ils ne voteraient pas pour quelqu’un qui leur dirait qu’en Amérique, tous les garçons ne peuvent pas devenir président. C’est comme ça qu’un rêve survit, parce qu’il est plus profond que les réalités politiques. Oui, un petit pourcentage de la population s’accapare une part croissante des richesses aux États-Unis. Mais ça n’empêche pas les gens de croire au rêve américain, même dans les familles les plus pauvres, où on dit souvent « ce n’est peut-être pas pour moi, mais peut-être pour mes enfants ou mes petits-enfants ». C’est comme cela qu’un symbole fonctionne. Et c’est ce qui rend le rêve américain efficace, au sens où ça permet aux gens de vivre avec des contradictions.
Rel. : Peut-on conclure de tout ça que le système symbolique américain peut vivre avec n’importe quelle contradiction?
S.B. : Le symbole de l’Amérique constitue un formidable mécanisme d’intégration, qui a pu faire des États-Unis une grande terre d’accueil. Aujourd’hui, je crois que la mondialisation offre cependant le plus gros défi auquel l’Amérique a eu à faire face. L’idée de l’Amérique ne pourra survivre que si la mondialisation se traduit par l’américanisation du monde. Si les Américains, par exemple, commencent à voir le Japon ou la France comme le centre du monde, la place où aller, le lieu où l’action se déroule, l’Amérique va perdre ce combat, ce qui n’est pas le cas pour l’instant.
Personnellement, je ne souhaite pas que la mondialisation se traduise par une américanisation du monde. Mais j’ai peur que cela arrive. Je ne le désire pas, parce que je trouve le système américain injuste, et je crois qu’il faut assurer une meilleure distribution des richesses. Mais le problème, actuellement, est qu’il n’y a pas d’autre système religieux – si l’on peut voir l’Amérique comme un système religieux – adapté au monde moderne. Le défi, et il est de taille, consiste donc à trouver une alternative à la symbolique américaine de la religion civile.