Relations novembre 2000
Le modèle américain
À l’occasion des présidentielles étatsuniennes, le temps est venu de se pencher sur ce qu’on appelle communément le « modèle américain ». Il s’impose à l’intérieur du pays comme un mythe indiscutable qui camoufle les brèches, modèle la réalité à l’image qu’on s’en fait et neutralise toute remise en question. À l’extérieur, il se répand tout bonnement, par le biais de l’arsenal économique, technologique et militaire des États-Unis, comme la langue universelle qu’il faudrait consentir à apprendre pour être de son temps.
Le président Clinton déclarait récemment que les États-Unis étaient « la seule nation nécessaire dans le monde ». On devine ce qu’une telle affirmation suggère comme vision du monde. On pense bien sûr à la culture hollywoodienne et à la « mcdonaldisation » de la bouffe, mais aussi aux multinationales et à leur logique marchande exclusive, rejetant pour désuétude le politique comme espace public de délibération. On pense encore au pouvoir technocratique et militaire qui s’exhibe comme gendarme du monde. Toutes prérogatives impériales dont il nous faut prendre la mesure, tant pour leur effet sur notre existence individuelle et collective que pour la mise sur pied de moyens de résistance à leur égard.
Alors qu’une mère promène son enfant dans un landau, une femme qui les croise s’exclame, admiratrice : « Oh! comme il est joli! ». Et sa mère de répondre aussitôt, flattée : « Et si seulement vous pouviez voir sa photo! » Cette succulente anecdote, tirée d’Image, de Daniel Boorstin, donne à saisir la puissance d’un mythe qui asservit le jugement et se substitue au réel. La résistance ne peut dès lors passer que par le décryptage, la démystification du mythe.
Certes, au sein même des États-Unis, des voix s’élèvent contre ce modèle et cherchent à se faire entendre. Mais la fonction du mythe est d’aplanir les discordances et d’étouffer les contre-discours. Les multiples contradictions et paradoxes qui traversent ce pays nous permettent de déjouer l’impérialisme du modèle américain et d’oser l’impertinence subversive du « roi est nu! ». Ce pays, dont l’emblème est la statue de la Liberté, est aussi celui où les prisons prolifèrent comme nulle part ailleurs et celui de la peine de mort, décrétée dans une majorité d’États, même pour des mineurs et des déficients mentaux. L’individualisme, qui fait l’orgueil étatsunien, revendique étrangement comme un droit de propriété le quadrillage policier de la vie publique. Des millions (223!) d’armes à feu, et particulièrement des revolvers (76 millions), circulent librement dans ce pays où est régulièrement battu en brèche le monopole d’État sur la violence légitime.
Pays du melting pot, il est aussi celui du racisme larvé et des ghettos. Le fourmillement de sectes de tout acabit et un certain fondamentalisme religieux côtoient et pénètrent l’univers high tech des informaticiens, des entrepreneurs et des savants. Le réalisme pragmatique fait bon ménage avec l’illusion médiatique qui monte les événements comme autant de spectacles. Chez ce géant du monde, il règne une insécurité qui conduit de plus en plus de gens à se replier dans des gated communities (villes fortifiées).
Kafka, au début du siècle, dans son roman inachevé Amerika, a révélé avec acuité la figure paradoxale du modèle américain, en remplaçant le fameux flambeau de la statue de la Liberté par un glaive menaçant. Dans l’optique kafkaïenne, ce qui devait guider l’émigrant vers la liberté promise se pervertit petit à petit en un couloir labyrinthique sans issue. Ainsi, le modèle américain n’en appelle pas aux rêves ou aux forces vives de chacun, mais il contraint plutôt l’individu à disparaître dans une masse affairée à se reproduire sans cesse, comme une marchandise. Chacun aura atteint ce but quand, à l’image du héros de Kafka, il se sera convaincu de renier son nom, entaché de trop d’histoires opaques, et de se livrer librement en offrande au Grand Théâtre qui saura le modeler et le vendre à sa juste valeur, la liberté fondamentale de l’Amérique étant celle de la circulation des marchandises.
Nous ne prétendons pas ici faire le tour de la question du modèle américain. Nous espérons cependant que les articles qui suivent sauront lancer des pistes pertinentes pour des réflexions ultérieures. Le dossier s’ouvre par une entrevue avec Sacvan Bercovitch sur les racines puritaines du « rêve américain ». Tissée à même cette fibre religieuse, l’identité nationale fonde à la fois l’arrachement à un monde ancien condamné au désastre ainsi qu’une conscience d’élection divine qui confèrent aux États-Unis le droit d’aînesse sur les autres nations au sein du nouvel ordre mondial que le pays inaugure.
Jean-François Côté retrace par la suite les principales transformations qui ont marqué l’ascension des États-Unis comme « Nation des nations ». La corporation d’affaires devient la structure organisationnelle dominante, aplanissant du même coup la société civile et l’État. Cette structuration modèle également l’ordre mondial, conformément à la logique de la nouvelle « civilité » impériale américaine décrite dans l’article.
Finalement, avec l’article de Pierre Landreville, nous entrons de plain-pied dans la réalité cauchemardesque des États-Unis. État carcéral et violence étatique, racisme systémique et ghettoïsation de communautés nous convainquent, avec la force que confèrent des statistiques aussi crues, que le modèle américain est loin d’être une société modèle. La lutte contre le fatalisme ambiant passe par le rêve – comme agent de transformation du réel, non comme son substitut – et sa capacité de créer des histoires, des utopies qui creusent une brèche dans un présent en apparence intouchable.