Relations mai-juin 2019
Le grand bousculement écologique
L’auteur, sociologue, est professeur à HEC Montréal
La crise écologique, en nous imposant le plus grand bouleversement qui soit, nécessite que nous remettions en question les fondements de nos sociétés et, notamment, le rôle qu’y joue l’entreprise.
Le constat est implacable : l’épuisement des « ressources naturelles » planétaires et la production de déchets inassimilables par les écosystèmes ont atteint de telles proportions que notre civilisation est semble-t-il menacée d’effondrement à brève échéance. L’éventualité d’un sixième épisode d’extinction massive d’espèces vivantes apparaît même de plus en plus probable. L’humanité pourrait alors faire partie des victimes : en effet, aucun animal de plus de 25 kg n’a survécu au précédent épisode du même genre, célèbre pour avoir emporté les dinosaures (non aviens). Mais cette fois, ne sont en cause ni des éruptions volcaniques de grande ampleur, ni la chute intempestive d’un gros astéroïde.
Ce désastre est la conséquence d’une très forte croissance de la quantité de biens et de services produits par une population humaine elle-même en expansion. Des études estiment que le produit mondial brut (somme des PIB) en 1700 se situait autour de 100 milliards de dollars (d’aujourd’hui) pour une population de 600 millions de personnes, contre 80 000 milliards de dollars, pour une population de 7,5 milliards, en 2017. Cet impressionnant « décollage » s’est d’abord produit en Europe occidentale, puis en Amérique du Nord. Ces indices incitent à penser que notre civilisation, qualifiée par certains de « thermo-industrielle », porte une très large part de responsabilité dans la catastrophe en cours. Si l’on accorde quelque valeur à la vie, il apparaît donc urgent d’opérer une rupture avec ce modèle.
Malheureusement, ce n’est pas du tout ce que nous proposent les discours dominants au sujet du péril écologique. Ces discours ont pour noms « développement durable », « économie circulaire », « économie symbiotique » ou, tout récemment, « Green New Deal ». Aucun d’eux ne remet en question la nécessité de soutenir la croissance économique. Tous nous assurent qu’il est possible, simplement à l’aide d’innovations techniques et d’incitatifs économiques, d’orienter cette croissance de sorte qu’elle cesse de se traduire par une aggravation de la situation sur le plan écologique. Bref, il s’agit d’ajuster à la marge le mode de fonctionnement de nos sociétés, mais certainement pas d’en remettre en question les fondements.
La seule efficacité de ces discours a été de faire taire pendant un temps les critiques les plus radicales de nos « sociétés de croissance ». Mais à mesure que les signes de dépassement des limites biophysiques planétaires deviennent plus manifestes, ces « belles » promesses parviennent de moins en moins à convaincre les populations auxquelles elles s’adressent. L’inquiétude qui grandit actuellement tend à se traduire par quantité de revendications, qui sont encore autant de manières de ne pas mettre en cause notre civilisation. C’est le cas en particulier de ces appels de plus en plus pressants à une intervention autoritaire des États pour nous replacer dans le « droit chemin écologique » ou pour exercer un contrôle démographique sur les populations dont le taux de natalité est le plus élevé.
L’entreprise, point aveugle de la critique de l’Occident
Pour espérer se sortir de ce piège, il faut en comprendre le mécanisme. Nombre de recherches en sciences sociales et en philosophie suggèrent que l’origine de la crise écologique s’inscrit dans un certain rapport au monde qui s’est institué en Occident à partir de la fin du Moyen-Âge. Sont ainsi mis en cause des phénomènes tels que l’individualisme, le naturalisme, le rationalisme, l’universalisme, le capitalisme, le colonialisme, etc. Ces thèses sont intellectuellement convaincantes et contribuent certainement à « provincialiser l’Europe », comme l’a opportunément réclamé Dipesh Chakrabarty, c’est-à-dire à situer son essor dans une histoire mondiale plus complexe et non comme le fruit de quelque « destinée manifeste ». Cependant, elles tendent à laisser dans l’ombre une organisation humaine très particulière, dont les formes primitives ont émergé à l’abri des remparts de grandes cités médiévales européennes : l’entreprise.
Créée à l’origine par des marchands, cette organisation a pour raison d’être d’accumuler de l’argent en produisant et en vendant des marchandises. Elle a acquis au cours des derniers siècles une place centrale dans nos sociétés, à la faveur entre autres du fameux mouvement des enclosures, de la colonisation européenne, des « révolutions bourgeoises » des XVIIe et XVIIIe siècles ou, plus récemment, de la « mondialisation » néolibérale et de « la chute du mur ». Désormais, l’entreprise est implantée partout sur la planète – fait unique dans l’histoire de l’humanité – et elle tisse étroitement la trame de nos vies quotidiennes. Une part sans cesse croissante de l’humanité est ainsi contrainte d’assurer sa subsistance en consommant des marchandises achetées à des entreprises avec de l’argent gagné dans des entreprises, en produisant d’autres marchandises, et ainsi de suite. Quant aux États, ils se financent en percevant une partie de l’argent généré par ce vaste chantier planétaire de fabrication et de vente de marchandises. C’est pourquoi le sociologue Andreu Solé propose de nommer notre civilisation l’« Entreprise-monde » et soutient qu’elle est le fruit d’un processus d’« entreprisation du monde » encore à l’œuvre[1].
Le problème, du point de vue écologique, est que l’on ne peut produire toujours plus de marchandises sans dégrader toujours plus de matière et d’énergie et sans générer toujours plus de déchets. L’histoire des derniers siècles le prouve à l’envi et les techniques dont nous disposons actuellement ne nous permettent pas d’espérer qu’il en soit autrement dans un avenir proche. L’entreprise est donc dans son principe une « machine » à détruire ce que nous appelons la nature. Cependant, son emprise est telle, y compris sur nos esprits, que nous continuons à parier sur cette organisation pour tenter de résoudre ses effets pervers. Au consommateur, on suggère d’acheter mieux, mais d’acheter toujours. Au producteur, on réclame de rendre son activité plus responsable, plus verte, plus équitable, mais pas de produire moins. Ce faisant, l’entreprise conforte sa domination sur notre monde et la destruction de la vie se poursuit de plus belle, en Occident comme ailleurs.
Abolir l’entreprise, bâtir des communs
Si l’on tient vraiment à défendre la vie sur Terre, la seule attitude responsable que l’on puisse adopter est de lutter contre l’entreprise, non pas pour la rendre moins néfaste, mais pour l’abolir. Dans cette perspective, il est urgent de renouer avec une critique radicale de cette organisation, en s’opposant notamment à la possibilité d’accumuler de l’argent sans limite, ce qui implique de restreindre la propriété privée, bien qu’elle soit considérée comme l’un des droits humains les plus fondamentaux.
Au moins trois autres conditions de possibilité de l’entreprise doivent être remises en question, soit le fait de pouvoir traiter comme des marchandises le travail, la terre et la monnaie. Ainsi que l’a montré l’économiste Karl Polanyi, le bon fonctionnement de l’entreprise requiert que celle-ci puisse acheter aussi librement que possible ces trois « facteurs de production », comme disent les économistes[2]. Or, cela suppose en quelque sorte de faire comme si le travail humain était séparable de la personne qui le déploie, comme si la terre (la nature) n’était pas avant tout notre milieu de vie et comme si la monnaie ne constituait pas d’abord un moyen d’échange essentiel entre les humains. Pour Polanyi, une telle opération était à ce point « contre nature » qu’elle ne pouvait que susciter une violente réaction de rejet de la part des sociétés auxquelles on tenterait de l’imposer. C’est ainsi qu’il interprétait la montée du fascisme et du national-socialisme en Europe au cours des années 1930.
La suite de l’histoire a montré que l’« Entreprise-monde » a survécu à ces crises, moyennant quelques aménagements dans la manière de « marchandiser » le travail (compromis fordien) et la monnaie (régulation du marché financier). Pire, l’« entreprisation » du monde n’a cessé de progresser depuis la Deuxième Guerre mondiale, sous couvert notamment des programmes « d’aide au développement » lancés par les États occidentaux, puis à la faveur des politiques de dérégulation et de mondialisation de l’économie. Et, bien que le travail et la monnaie soient plus que jamais traités comme de pures marchandises aujourd’hui, nos sociétés n’explosent pas. Pas encore du moins. Toutefois, comme on l’a souligné au départ, la crise pourrait cette fois être provoquée par la marchandisation de la nature, et finalement donner raison à Polanyi.
Dans l’espoir d’atténuer la violence du choc qui vient, il faut lutter contre la poursuite de cette marchandisation. La nature doit cesser d’être soumise au droit d’abusus (disposer d’une chose), cette troisième composante qui caractérise le droit de propriété occidental, avec l’usus (usage) et le fructus (jouissance). La solution n’est pas de la soumettre à l’imperium étatique, qui n’est pas moins destructeur comme en ont fait la démonstration, entre autres, les expériences socialistes du siècle dernier. Elle se situe du côté de l’instauration de communs, ces formes d’utilisation collective de nos moyens d’existence visant l’autoproduction, régulée démocratiquement, dans un souci de justice et de durabilité, comme il en émerge de plus en plus actuellement – et qui ont continué d’exister dans bien des cultures du monde en dépit de la colonisation européenne[3]. Sur ce terrain, les luttes paysannes et celles des populations autochtones pour la défense de leurs territoires ancestraux – cet « écologisme des pauvres », comme dit l’économiste Joan Martinez-Alier[4] – peuvent nous aider à concevoir et à opérer un véritable « décentrement » par rapport à l’Entreprise-monde.
[1] Voir A. Solé, « L’entreprisation du monde », dans J. Chaize et F. Torres (dir.), Repenser l’entreprise, Paris, Le Cherche-midi, 2008.
[2] K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.
[3] Voir « La redécouverte du partage des communs en Afrique. Entrevue avec Étienne Le Roy », Relations, no 785, août 2016.
[4] J. Martinez-Alier, L’écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Paris, Les Petits matins, 2014.