Relations novembre-décembre 2019
Le froid, c’est comme un serpent
L’auteur est secrétaire de rédaction de Relations
Portraits et brèves réflexions sur l’hiver et l’itinérance.
En ville, l’hiver est une saison d’intérieur, essentiellement. On y sort peu. Les liens qui nous unissent à l’hiver sont de l’ordre du récit, de la nécessité, de l’esthétisme ou du loisir. On le traverse pour aller d’un espace à un autre, on glisse sur sa neige, on fend sa glace, on le contemple qui soulève le sol de ses vents. Il restreint l’espace, force à éviter son froid, incite à le garder en respect, à l’abri. On demeure ainsi chez soi, et l’hiver des villes s’impose comme une saison de portes closes. Mais, du dedans, que sait-on de celles et de ceux du dehors, de ces corps comme des masses sombres sur fond blanc-bleuté ?
Bloc statistique 1. Recensement
Au Québec, selon les données du gouvernement, 5789 personnes étaient en situation d’itinérance en 2018[1]. On en comptait 3149 à Montréal, dont 25 % étaient des femmes – sans prendre en compte celles mises dans la catégorie de l’itinérance invisible (parce qu’elles ont accès à des refuges ponctuels dans des motels, sur un canapé, chez des Johns, ou dans un autre ailleurs précaire) et celles issues des communautés LGBT+, qui évitent les dynamiques d’exclusion, de stigmatisation et de violence en latence dans les refuges.
Brève réflexion 1. Serpent
Dehors, dans le froid, les corps doivent rester actifs, survivants. En état d’itinérance, le mouvement est une histoire de survie. D’une bouche d’aération à l’autre, d’un coup de botte de Garda à l’autre, d’une amende pour « flanâge » à l’autre, sont tracées les histoires de corps en fuite. Il faut alors se mettre en mouvement, se mettre à l’abri parce que « le froid c’est comme un serpent, il arrive soudainement, te transperce le corps et tu ne sais pas si tu survivras [2]».
Bloc statistique 2. Abris
À Montréal, 91 établissements offrent aux personnes itinérantes des services d’hébergement de courte durée, pour le jour ou le soir, selon SOS Itinérance. Le Réseau d’aide aux personnes seules et en itinérance, pour sa part, compte cinq refuges (deux pour hommes, deux pour femmes, un pour femmes et hommes autochtones). Les refuges, qu’on distingue des autres services d’hébergement temporaire, sont des gîtes offerts pour la nuit. Ils comprennent certains services d’accueil, de repas et d’accompagnement. Chaque nuit, 1000 lits seulement sont disponibles pour l’ensemble des personnes en situation d’itinérance à Montréal, dont 100 seulement sont réservés aux femmes. Avant même les grands froids de 2018, en septembre, on refusait le gîte à 2067 femmes à la Maison Marguerite, par manque de ressources.
Brève réflexion 2. Histoire
L’histoire nous apprend qu’il fut un temps où les premiers arrivés d’Europe, sur les terres de l’hiver du Nord, n’auraient pas survécu à leur première neige sans les savoirs des Premiers Peuples. Grâce à eux, ils ont appris à se nourrir, à se soigner et à se déplacer, dans le bois et sur les glaces. Ils ont appris à calmer les déviances anthropophages qu’inspire le froid quand il mord. Ils ont appris à s’habiller, à se loger, à se parer des vents, à séparer la chaleur intérieure de la froideur du dehors. Les Premiers Peuples leur ont appris l’abri, à être des abrités.
Bloc statistique 3. Premières neiges
Au Québec, les Autochtones (Anishinabegs, Weskarinis, Atikamekw, Cris, Innus, Naskapis, Abénakis, Malécites, Micmacs, Mohawks, Hurons et Inuit), qui composent 1,4 % de la population totale, représentent 7,2 % de la population itinérante. À Montréal, environ 10 % des 3000 personnes sans domicile fixe sont autochtones, alors que ceux-ci ne représentent que 0,6 % de la population de la ville. Parmi ces 10 %, environ 40 % sont des Inuit, résultats du racisme systémique et de la transmission transgénérationnelle des traumatismes historiques qui affectent cette population.
Brève réflexion 3. Urgences
Certaines choses urgent : déstigmatisation de l’itinérance ; augmentation drastique du financement, des ressources et des effectifs en milieux communautaires (refuges, centres d’hébergement, banques alimentaires et vestimentaires, services de suivis psychologiques) ; meilleur accès aux structures en soins physiques et sanitaires ; établissement de services de médecine traditionnelle et d’un organisme d’accueil des Autochtones en milieu urbain ; organisation de groupes de surveillance du rapport entre corps de police et itinérants.
Se révèlent ainsi les tares sociales que seule cette saison, âme des villes du Nord, peut mettre à jour avec tant d’efficacité. En cela, l’hiver québécois est un grand révélateur d’inégalités sociales. Peut-être alors faudrait-il passer plus de temps dehors, avec lui et son froid, pour en saisir les contrastes, et l’urgence qu’ils imposent.
[1] « Dénombrement des personnes en situation d’itinérance au Québec le 24 avril 2018 », rapport du ministère de la Santé et des Services sociaux, 2019.
[2] « Être itinérant l’hiver, c’est tout ce que vous pouvez imaginer, et encore pire », Huffpost Québec, 7 février 2019.