Relations novembre 2012

Entrevue avec Gilles Gagné

Le fondement symbolique d’une société

La langue d’un peuple touche aux aspects fondamentaux de la vie individuelle et collective. Elle est partie intégrante d’une culture au sens anthropologique : vision singulière et mode d’habitation du monde. Or, un des effets de la globalisation capitaliste est la réduction de la langue en un pur outil de communication. Quelles sont les conséquences de cet enfermement utilitaire, instrumental de la langue? Le combat pour la langue française au Québec ne doit-il pas être pensé comme une résistance à l’uniformisation et une préservation de la richesse d’un monde commun? Le sociologue Gilles Gagné, professeur à l’Université Laval à Québec, a bien voulu répondre à nos questions.
 
 
Relations : La langue est quelque chose de très personnel mais elle est aussi la caractéristique d’une nation. Quel lien entretient la langue avec la culture?
 
Gilles Gagné : Comme ce sont des individus qui parlent, la tentation est forte de faire de la parole une simple expression individuelle. Mais la langue que la parole emprunte n’est pas neutre. La conception libérale de la communication va pourtant dans ce sens, elle qui culmine dans une linguistique qui comprend la langue exclusivement comme médium des intentions communicatives des locuteurs. La parole s’y présente  comme message et la pensée du locuteur passe par une langue qui n’a pas de densité propre, sauf peut-être pour introduire du « bruit sémantique »dans le message. Cette conception met ainsi la totalité de l’esprit du côté du « locuteur ». Elle ignore le fait qu’on peut parler parce qu’on naît dans un monde qui parle déjà et qu’une langue «parle» à travers nous, comme le disaient les structuralistes. Les langues sont les lieux d’humanités collectives singulières et la faculté de langage, qui s’est formée dans la pratique, réinvente à long terme le sujet de cette pratique. Les métaphores, les catégories, les concepts, la syntaxe d’une langue sont la cristallisation de pratiques collectives et témoignent du sens de leur déploiement. Ces aspects d’une langue nous informent de la nature du monde qu’une société a inventé en menant, sur des siècles, une expérience particulière de la vie sur Terre. Il n’y a de « mauvaises herbes » que chez les jardiniers.
 
Pour chaque individu, en conséquence, sa langue est le contenu concret de sa propre humanité qui se présente d’abord à lui de l’extérieur. La sédimentation des pratiques collectives dans des manières de dire et de penser est une objectivation de la vie commune qui l’a précédé. Cette objectivation, pourtant, n’est pas le point de départ d’une aliénation individuelle. Quand Marx parle de l’aliénation dans la grande industrie, il dit que « le mort y saisit le vif » parce que la machine, qui est le résultat d’une activité antérieure, est pour lui du travail mort. Pour retrouver sa propre valeur dans des produits et pour accroître cette valeur, la machine doit s’emparer d’un travail vivant et fixer le surplus qu’elle en tire dans de nouveaux investissements. Le mort saisit le vif, selon Marx,  parce que le sens du capitalisme se trouve précisément dans cette extraction et dans cette accumulation, qui est la condition de la « vie » du capital. Or, c’est tout le contraire qui se passe avec l’humanitude qui s’est déposée dans une langue, où c’est le vif qui saisit le mort à son profit. Dans le silence entre deux paroles individuelles, toute langue est une langue morte et c’est seulement lorsqu’une subjectivité vivante, riche d’une expérience absolument inédite, met en branle l’esprit qui dort en elle en l’assumant comme le sien propre que la langue est mise au travail, que par elle l’individu s’élève à la hauteur de l’expérience collective qui y est accumulée  et qu’il s’accroît en retour. Sa parole, en somme, remet en vie l’esprit qui amplifie cette parole et qui fait d’elle l’un des lieux de l’enrichissement du rapport aux autres, au monde et à soi-même qu’une société rend possible.
 
Parce que l’objectivation d’une expérience collective particulière dans une langue est un aspect fondamental de la subjectivité, et donc de la faculté de penser, de sentir, d’exprimer et de comprendre, elle est aussi, de ce fait, la forme originale des détours du désir et du vouloir. Les langues sont autant de modes d’emploi du monde, autant de précompréhensions « normatives » de ce que sont les choses, leurs valeurs, leur bon usage, leur devoir-être. Pour l’enfant, entrer dans une langue c’est entendre pour une première fois ce qu’il faut faire, désirer, croire ou espérer, c’est apprendre dans un style particulier la différence entre ce qui est valable ou dangereux, juste ou injuste, etc. De plus, en tant que répertoire d’attitudes, d’affects, de charges normatives qu’une société a pu constituer au fil de son histoire, la langue garde la mémoire de formes antérieures de l’existence collective et des normes qui l’ont façonnée. On peut toujours traduire « je vous demande de me libérer de ma dette » par « je vous prie de me soustraire aux accusations », c’est-à-dire traduire le mot allemand Entschuldigung par Excusez-moi, mais on ne peut pas effacer le fait que l’allemand s’est formé entre des tribus dont les conflits étaient régulés par les dettes de sang alors que le français s’est formé autour d’un pouvoir qui imposait des tribunaux et un droit pour régler les différends. Les chemins contingents qui ont été suivis par les humanités du monde se sont conservés comme épaisseur poétique des langues et il n’est pas nécessaire que chacun sache tout ce que sa langue sait pour que ce savoir travaille pour tous. Mais il faut des poètes pour régulièrement le réveiller.
 
 La langue québécoise n’échappe pas à cette dialectique. Comme toute langue, elle est faite de métaphores où sont comprimés des récits. Il y a constamment des gens comme Fred Pellerin ou Sol avant lui, par exemple, qui raniment l’esprit enfoui dans la langue et qui raniment en même temps quelque chose de l’expérience collective. Quand on se met à décliner l’adjectif tranquille – désillusion tranquille, capitulation tranquille, disparition tranquille, etc. –, nul besoin d’expliquer longuement ce à quoi on fait référence, même si plusieurs ne le savent pas « au juste ». C’est la même chose pour peuple sans histoire, deux mains sur le volant, bouche de mes canons, bon boss, et ainsi de suite à l’infini. Chaque langue est un répertoire de combinaisons de métaphores qui la retravaillent, l’augmentent, et qui y tissent, pour ainsi dire, l’étoffe d’un pays. Une image de mon enfance me vient spontanément. Quand l’équipe de hockey de mon village revenait de Saint-Norbert après avoir joué un mauvais match en disant : « On a mangé une maudite volée! », tout le monde comprenait que ce détour par la bouche et par les oiseaux désignait en fait une blessure à l’orgueil et une intention de revanche que la seule notion de « défaite » n’aurait pas laissé soupçonner.
 
Comme la membrane d’interfécondité exclusive qui se forme autour d’une espèce nouvelle quand une population animale se réinvente dans un nouveau milieu, les variantes de l’expérience humaine ont créé des « écoumènes de l’esprit » que leur épaisseur poétique sépare les unes des autres tout en favorisant l’intercompréhension en leur sein. Le dialogue entre les cultures d’une civilisation et entre les civilisations doit dès lors reposer sur la réflexivité, c’est-à-dire sur la conscience de la particularité dont on relève et sur l’acceptation de la part de mystère propre à ce que qui nous fait face. Même si, par impossible, on pouvait faire d’une langue un pur médium de communication, cette pureté ne pourrait qu’appauvrir la communication.
 
Rel. : À cet égard, quelle est cette menace que fait peser la mondialisation capitaliste sur la langue?
 
G. G. : La menace ne vient pas tant de la prétention d’une langue, en l’occurrence l’anglais, à être « langue universelle ». Le français a eu cette prétention à une époque, comme jadis le latin ou le grec, comme bientôt le mandarin. La question est plutôt de savoir quelle expérience au juste la langue universelle offre de traduire et de quelle pratique elle veut assurer, urbi et orbi,la domination effective. La liberté des cités? La répression des guerres tribales? L’égalité des hommes? L’usage arbitraire du monde? C’est là la question préalable.
 
La question, aussi, est de savoir comment s’avance la langue universelle. Je n’ai jamais entendu de justification, autre qu’utilitaire et rentable, de l’anglais des affaires qui porte pourtant sur ses ailes des puissances bien supérieures aux États. La première victime de cette lingua franca affairiste sera sans doute la langue du « peuple anglosaxon » elle-même, comme l’appelait Churchill, avec ses 150 000 entrées au lexique. Sous prétexte de libérer ses petits usagers de leurs communautés linguistiques respectives, ce pidgin de 500 mots sert essentiellement à libérer l’argent.
 
Le problème de la traduction par ordinateur est emblématique de cette situation. On soutenait, il y a 40 ans, qu’en passant par une hypothétique grammaire universelle sous-jacente, il deviendrait possible de traduire à la machine, et à la perfection, toute occurrence d’une langue en toute autre, comme s’il n’y avait qu’une seule langue, comme si une seule langue pouvait servir toutes les formes de la vie collective. Le danger aujourd’hui n’est pas qu’une telle théorie ait été fausse, comme le disait Arendt, mais qu’elle devienne vraie. La « langue » qui nous associe à nos ordinateurs, par exemple, (ouvrir, coller, dossier, navigateur, mot de passe, etc.) est déjà parfaitement univoque et parfaitement traduisible, tout comme celle des instructions qui nous l’enseigne. Nulle épaisseur poétique ici : déroulez un menu et obtenez 80 versions rigoureusement identiques au plan fonctionnel d’un système d’exploitation qui a plusieurs dizaines de fois le volume numérique de la Bible. La même chose vaut pour la parlure de l’aviation civile internationale, un domaine où les exigences de connectivité sont telles que la moindre des opérations s’y trouve définie jusqu’au détail dans le vocabulaire univoque des opérations voisines. De l’ouverture d’une portière jusqu’aux conditions de validité d’une assurance, tout y est traduisible à la machine, pratiquement sans révision. La même chose aussi pour la circulation du capital entre les bourses, pour la mise en marché des super-productions américaines, etc. Plus s’élargissent les domaines de d’activité assujettis aux puissances qui les rendent possibles, moins il y a d’obstacles à la transformation automatique d’une langue en une autre. 
 
En somme, la globalisation capitaliste n’attaque pas tant les langues de l’extérieur qu’elle ne mine la pratique de l’intérieur. Elle transforme notre activité en opérations internes de systèmes qui réduisent tout ce qui leur fait face à leur propre nature. Elle ne purge pas les langues « historiques » en les traduisant dans une langue universelle épurée, à la manière de Big Brother; elle fait d’abord disparaître dans la pratique ce dont l’esprit de ces langues était la conscience et le témoin. En somme, les systèmes font de leurs opérations la condition de reproduction de nos actions et ils en écrasent le sens sous la fonction.
 
 
Rel. : La défense de la langue française au Québec, après une période de laisser-faire, redevient  de plus en plus un enjeu social et politique central. Quel est le défi qui se présente à nous?
 
G. G. : Le combat pour la langue française devra être plus radical qu’il ne l’a été jusqu’ici, surtout s’il veut pouvoir être plus patient. Procéder au nom de l’économie et de l’emploi, comme l’a fait Jean Charest pour la culture durant la campagne électorale, c’est subventionner les courses automobiles et Just for Laughs pour remplir les hôtels. Qui a renoncé à son honneur une première fois est toujours à l’affût d’une occasion d’en vendre le fantôme à nouveau.
 
Le premier acte de la liberté politique collective, c’est de prendre la liberté d’exister. Je ne suis pas convaincu qu’il faille croire aux velléités de défendre le français qui visent à faire l’économie de cette décision fondamentale tout en rassurant les « usagers ». La décision de défendre et d’illustrer la condition d’existence d’un peuple doit être à elle-même sa propre raison. Car si l’on peut toujours dire qu’il doit y avoir une pluralité de langues pour que la richesse de la vie humaine se rende visible dans la variété de ses formes, on ne peut pas en déduire dans l’abstrait que telle langue particulière doit faire partie du concerto. Les peuples qui ont une partition et qui veulent un tabouret dans l’orchestre doivent trouver le moyen de le prendre.
 
Propos recueillis par Jean-Claude Ravet

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