Relations janvier-février 2017

Incursion dans l'athéisme

Raymond Lemieux

Le fondamentalisme avec ou sans Dieu

L’auteur est sociologue des religions

Au nom de la Loi, de la Tradition vivante ou de la Norme coranique, les trois monothéismes ont fait des visages de Dieu des clés de voûte civilisationnelles, capables de souder de larges collectivités et d’en garantir les identités. Or, dans les sociétés sécularisées domine plutôt un athéisme « ordinaire » qui consiste moins à contester telle ou telle figure du grand Autre qu’à dénier à toute figure quelque capacité fondatrice. Il se fait moins lutte contre Dieu que constat pratique de son absence. Dieu serait-il vraiment mort ? Peut-être n’a-t-il jamais existé… La question semble incongrue quand sa dépouille – aux tréfonds de la mémoire populaire – représente une nuisance négligeable pour les affaires humaines jugées importantes. Il est absent, ab-sens, hors sens.
 
L’athéisme ordinaire est moins doctrinal que pragmatique. Il est fondé sur une posture qui, au quotidien, se passe de la transcendance. Il se nourrit des rationalités techniques et des logiques procédurales, des savoir-faire et des données probantes dont l’efficacité est éprouvée. Il est pourtant totalisant, souvent à la manière d’une religion, mais sans vraiment avoir besoin d’afficher des convictions pour s’imposer. Qu’est-ce qui peut susciter et justifier, dès lors, des postures athées dogmatiques et combatives qui, à bien des égards, semblent des décalques négatifs des fondamentalismes religieux qu’elles prétendent combattre et qui reposent, eux, sur des convictions affirmées ?
 
Le fondamentalisme présente deux facettes qui peuvent finir par se rejoindre. D’une part, il suppose de coller à une littéralité : celle de textes sacrés chez les uns, celle de l’Ordre des choses énoncé dans un langage scientifique (voire scientiste) chez les autres. Ses injonctions pratiques sont aussi impératives dans un cas que dans l’autre. D’autre part – et sans doute est-ce là que les militances religieuses et laïques se rejoignent – il suppose un désir actif : celui de fonder la singularité de son être au monde – individuel ou collectif – dans un ordre garanti, qui permette de faire l’économie du caractère indéfini et mouvant du sens. Les véritables convictions, en effet, ne sont-elles pas celles qui engagent, celles sur lesquelles on fonde une vie ? Dès lors, quelle croyance n’est pas tentée de se donner des fondements intangibles ? Croire que Dieu existe ou croire qu’il n’existe pas change-t-il vraiment quelque chose à cette dynamique du désir ?
 
L’absence d’une figure de l’Autre à propos de laquelle on puisse s’entendre collectivement pousse les humains, assujettis à devoir faire sens pour avancer dans la vie, sur des chemins non tracés, vers l’expérience des limites, souvent jusqu’à la rencontre de l’absurde. Le vécu du manque finit alors immanquablement par être éprouvant. Et personne n’est définitivement prémuni contre les effets possibles de cette épreuve. Une façon logique de continuer de vivre consiste alors à épouser un idéal sublimé qui vient prendre la place de l’Autre absent. C’est ce à quoi invitent les fondamentalismes. Les aventures sectaires le revêtent volontiers d’atours religieux. Les dérives politiques fascisantes l’exhibent en tenue de combat. Dès lors, religieuses ou athées, les militances fondamentalistes tentent de colmater l’indéfini du sens par l’exhibition de leur « vérité ». Elles répercutent le mal d’être propre à l’humain sur tous les terreaux du monde, un mal d’être qui n’est rien d’autre finalement que l’angoisse devant la finitude, l’incertitude quant au sens véritable de ses actions et l’inéluctable précarité de son destin. Cette angoisse, cette incertitude, cette précarité ne sont pas seulement de l’ordre des généralités. Elles se présentent pour chacun selon des modes différents, accordés à la trame historique de sa vie et à l’état des palliatifs auxquels il peut avoir accès selon son environnement culturel. Elles poussent chacun à risquer sa vie pour que la vie (la sienne propre et la vie en soi) ait du sens.
 
Refuser d’entendre les souffrances dont témoignent les fondamentalismes, athées ou religieux, c’est refuser l’humanité de ceux qui les portent. Et c’est se condamner aussi, du même coup, à les voir inventer sans cesse de nouvelles façons d’en radicaliser les manifestations pour se faire entendre. Comprendre, ici comme ailleurs, suppose évidemment de ne pas s’installer dans une posture de juge, c’est-à-dire de celui ou celle qui disposerait d’une assurance tous risques quant au sens de ses actions – autrement dit, qui sortirait de sa propre condition humaine. C’est plutôt se rendre disponible à l’écoute de l’autre, lui faire hospitalité, prendre le risque d’une solidarité dans la quête. Et exercer son intelligence, malgré ses limites inévitables et insistantes, pour mieux saisir les subtilités des quêtes des autres, même quand elles semblent paradoxales. Bref, c’est s’exposer à sa propre condition humaine.

Incursion dans l'athéisme

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