Relations septembre 2007

Le temps de l'enfance

Osire Glacier

Le féminisme arabe

L’auteure est doctorante en études islamiques à l’Université McGill et boursière au Centre justice et foi

Contrairement aux idées reçues, la lutte des femmes arabes a une longue histoire derrière elle.

C’est en 1909 qu’est apparu pour la première fois dans le monde arabe un terme équivalent à « féminisme » : l’Égyptienne Malak Hifni Nasif, sous le pseudonyme de Bahitat al-Badiya (chercheure de la campagne), publiait en effet une série d’articles qui préconisaient l’amélioration des conditions de vie des femmes, sous le titre de al-Nisaiyat[1]. Le mot nisaï, dont il dérive, désigne en arabe ce qui est produit par les femmes ou ce qui concerne les femmes.
Toutefois, si l’on tient compte de la distinction que Margot Badran fait entre féminisme visible et féminisme invisible, on peut faire remonter l’origine du féminisme arabe au XIXe siècle. Le féminisme invisible, contrairement au féminisme visible, ne s’exprime pas de façon explicite, mais est tout de même présent dans le discours ambiant sous forme d’une prise de conscience des femmes, en tant que groupe social, de vivre dans des conditions défavorables qu’il faut transformer.

De cette manière, on s’accorde pour affirmer que le féminisme arabe a connu trois phases principales : un féminisme invisible, principalement fondé sur l’islam, entre 1860 et 1920; un féminisme ancré dans le nationalisme qui s’est manifesté par le développement des mouvements publics des femmes, entre 1920 et 1969; et finalement de 1970 à nos jours, une résurgence à la fois du féminisme et du fondamentalisme islamique[2].

Le féminisme invisible

Les années 1860-1920 ont été témoins de l’évolution du féminisme invisible dans le monde arabe, mais plus particulièrement en Égypte. Ce féminisme s’est manifesté tout d’abord par la circulation dans les harems d’un ensemble de poèmes et d’œuvres littéraires produits par des femmes issues des classes bourgeoise et aristocratique. Quand une femme écrit un poème pour faire l’éloge du poème d’une autre femme, comme l’a fait la Syrienne Warda al-Yaziji (1838-1924) à l’égard de Warda al-Turk, on peut se demander de prime abord en quoi ce geste est féministe. Mais dans le contexte socio-historique de réclusion où vivaient ces femmes, aussi bien l’acte d’écrire que l’acte d’entrer en communication avec des personnes autres que les membres de sa famille acquièrent un sens de transgression des frontières et des interdits.

Plus tard, ces femmes ont fondé des salons littéraires, des clubs de femmes et des journaux féminins. Étant conscientes de la subordination des femmes en tant que groupe, elles ont lutté au moyen de leurs écrits pour que leurs semblables aient un minimum de droits, principalement le droit à l’éducation, comme l’a fait, entre autres, la Libanaise Zainab Fawwaz (1860-1914) dans Al-Rasail al-Zainabiyya (Les lettres de Zainab). De plus, les mémoires de l’Égyptienne Huda Shaarawi, considérée comme la première féministe arabe, révèlent que les débats dans les salons des harems du Caire, en 1890, soulevaient déjà les questions du voile, de la réclusion et de la ségrégation des sexes. Ces femmes attribuaient ces pratiques à de simples coutumes traditionnelles, selon leur lecture des textes sacrés et leur compréhension de l’islam comme une religion de justice et d’équité. Dans ce sens, ces femmes ont contribué au débat national de la nahda – renaissance culturelle – où de nombreux réformistes masculins, à l’instar de Rifaa Rafi el-Tahtawi (1801-1871) et de Shaikh Mohammad Abdou (1849-1905), ont considéré le droit des femmes à l’éducation comme l’un des piliers de la régénération culturelle arabe.

Contrairement aux idées dominantes véhiculées par certains stéréotypes, le féminisme arabe compte parmi ses acteurs des hommes, à l’instar de l’Égyptien Qasim Amin (1865-1908) et du poète irakien Jamil Al-Zahawi, emprisonné en 1911 pour avoir préconisé la disparition du voile et l’émancipation des femmes. Par contre, si la requête des féministes hommes rejoint dans son contenu celle des féministes femmes, elles diffèrent quant à leur origine : ce qui est à la source de leur féminisme pour les femmes, ce sont les conditions de subordination qu’elles vivaient quotidiennement, tandis que pour les hommes, c’est plutôt le contact avec le monde occidental. Ainsi, par exemple, c’est à la suite de certaines critiques occidentales que Qasim Amin a examiné la question du voile dans son livre qui a fait scandale, Tahrîr al-mar’a (La libération de la femme) publié en 1899, dans lequel il concluait que ce qui incitait les hommes à voiler les femmes c’était… la peur de succomber aux charmes irrésistibles de ces dernières.

Féminisme et nationalisme

La première identification du féminisme explicite coïncide avec le dévoilement de deux femmes en 1923. Ce geste mémorable a eu lieu à la gare du Caire, où une foule de femmes drapées de longs voiles noirs attendaient deux amies qui revenaient d’une réunion féministe internationale tenue à Rome. Quand ces dernières ont débarqué du train, Huda Shaarawi (1879-1947), suivie de Saiza Nabarawi (1897-1985), se sont dévoilées, découvrant ainsi leur visage. La foule des femmes s’est mise à applaudir. Ce geste marque le début de la fin des siècles du harem, d’abord en Égypte où ce geste a aussitôt été imité par d’autres femmes des classes moyenne et supérieure, ensuite au Moyen-Orient dans les années 1930, puis au Soudan et au Maghreb, entre 1950 et 1960, et enfin, dans la péninsule arabique, à l’exception de l’Arabie Saoudite, entre 1970 et 1980.

Ainsi le féminisme arabe entre-t-il dans sa deuxième phase, qui se situe entre 1920 et 1969. Ce faisant, il se manifeste à la fois en tant que discours explicite et en tant que mouvement public organisé. D’ores et déjà, le féminisme arabe s’éloigne du cadre religieux du féminisme invisible, en s’inscrivant dans un discours sur les droits, la citoyenneté et le nationalisme. Parallèlement, le rassemblement des femmes se déplace des sociétés littéraires et philanthropiques vers des organisations nationalistes et féministes. De récentes analyses féministes ont permis de retracer la contribution des femmes aux luttes anticoloniales, qui a été longtemps ignorée par les approches historiographiques classiques. Ainsi, par exemple, Marnia Lazreq relate la dramatique participation des femmes algériennes dans les luttes nationalistes et Elizabeth Thompson le rôle joué par les femmes syriennes et libanaises dans la résistance nationaliste.

En plus de cet engagement nationaliste, les femmes devenaient de plus en plus organisées et articulées dans leur mouvement féministe. Ainsi, en 1944, la Conférence féministe arabe, qui réunissait au Caire des déléguées de l’Égypte, de l’Irak, du Liban, de la Palestine, de la Syrie et de la Transjordanie, inaugura l’idéologie du féminisme panarabe en produisant, entre autres choses, cinquante et une résolutions en vue de réaliser l’égalité entre les sexes, y compris la féminisation de la langue, à l’intérieur de l’unité panarabe. Peu de temps après, en 1945, était créée l’Union féministe arabe.

Toutefois, si le féminisme arabe aspirait à consolider la conscience féministe panarabe, il a relié aussi le combat des femmes arabes au combat universel des femmes. Huda Shaarawi, par exemple, a participé activement à de nombreux congrès féministes internationaux. De surcroît, en tant que présidente de la délégation égyptienne au Congrès féministe international de Rome, en 1923, elle n’a pas hésité à demander à Mussolini d’accorder le droit de vote aux femmes italiennes, lors de sa rencontre avec lui à la fin du Congrès. De façon similaire, comme le montrent les recherches de Roland Burke[3], l’une des voix féministes les plus puissantes aux Nations unies, lors de l’élaboration des droits universels, a été celle de la déléguée irakienne, Bedia Afnan. En effet, c’est grâce à elle que l’article 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, exige que les États membres assurent une égalité des droits entre les femmes et les hommes. Grâce à cet activisme, les femmes arabes ont pu concrétiser un certain nombre de droits, tels que le droit à l’éducation et le droit au travail.

Féminisme et islamisme

Dès lors, à partir de 1970, le féminisme arabe entre dans sa troisième phase, caractérisée à la fois par l’approfondissement du féminisme dans certains pays comme l’Égypte, le Liban, la Syrie et l’Irak, et l’apparition pour la première fois d’une vague féministe dans d’autres pays comme le Yémen. Durant cette période, les femmes luttent pour avoir plus de droits, soit à travers leurs écrits individuels, soit par le biais d’activités collectives, à l’instar de la Marocaine Fatima Mernissi et de la Ligue démocratique des femmes marocaines.

Toutefois, l’émergence du fondamentalisme islamique, qui fait du voile et de la réclusion des femmes un devoir divin, rend le combat des femmes arabes plus complexe : non seulement doivent-elles s’attaquer aux problématiques féministes universelles, telles que les inégalités de droits entre les sexes, mais aussi faire face à la délégitimation du féminisme arabe sous prétexte qu’il serait un phénomène occidental qui menacerait la religion. Et c’est ce genre de délégitimation qui rend précieuses les recherches historiques en ce domaine, qui montrent que le féminisme arabe est bel et bien une réponse arabe aux conditions de subordination des femmes dans leur environnement social.



[1] Margot Badran et Miriam Cooke (dir.), Opening the Gates, a Century of Arab Feminist Writing, Londres, Virago Press, 1990, p. xviii.

[2] Nawar Al-Hassan Golley, Reading Arab Women’s Autobiographies, Shahrazad Tells Her Story, Austin, University of Texas Press, 2003, p. 27-34.

[3] Roland Burke, « Why Women’s Rights Aren’t Just Western. The Forgotten History of Iraqi Feminism », The Diplomat, vol. 4 no 5, décembre/janvier 2005-2006, p. 46-47.

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