Relations janvier-février 2017
Le droit de mécroire
L’auteure, avocate, a coordonné la Chaire de recherche du Canada – islam, pluralisme et globalisation, dissoute en 2015
« La vérité est là qui émane de votre Seigneur.
Y croira qui voudra et la reniera qui voudra »
(Coran XVIII : 29)
Le traitement médiatique des enjeux liés à la religion est trop souvent semblable à des spots publicitaires qui manifestent une vision dichotomique de l’altérité. Surtout, cela met en saillance la question de la protection du droit de ne pas croire en Dieu (liberté de conscience) face au droit de croire (liberté de religion). Doit-on se la poser ?
Au regard du droit, et à titre d’exemple, les Chartes canadienne et québécoise assurent un équilibre entre les intérêts divergents par la reconnaissance du droit à la liberté de conscience et de religion. Des dispositions similaires se retrouvent insérées dans certaines constitutions de sociétés à majorité islamique (Algérie : art. 36 ; Maroc : art. 26; Tunisie : art. 31 et Égypte : art. 64). Dans tous les cas, la question est de savoir si ces dispositions sont effectives. Le cas de l’Algérie permet d’en douter. Le fait que cet État garantisse le libre exercice et la protection des cultes, la tolérance et le respect entre les différentes religions n’empêche pas qu’on y assiste à une recrudescence de harcèlements contre les « dé-jeûneurs » lors du Ramadan et à une multiplication de poursuites judiciaires contre les convertis ou les producteurs de discours qualifiés de séditieux. Ces paradoxes mettent en exergue l’enjeu fondamental de la nationalisation de la pratique d’une religion qui devient religion d’État et s’applique à contrôler la religiosité des citoyens sous une bannière unique.
Or, plus que la possibilité de choisir ou non d’appartenir à une tradition et à une pratique, la liberté de conscience et de religion, expression du for intérieur, comprend aussi le droit de mécroire. Chaque personne est libre de « choisir sa vérité dans le secret de [sa] pensée[1] » et de la revendiquer publiquement. Dans cette logique d’inclusion, la religion comme l’athéisme ont leur place dans l’espace public. Cela répond à une conception de la « laïcité ouverte[2] », entendue comme modèle d’un mieux vivre-ensemble.
L’option d’engagement/désengagement inscrite dans la dyade « liberté de conscience et de religion » implique un droit primordial à une autonomie morale de l’individu : celui d’adopter, de changer, d’abandonner ou de renier une religion ou une conviction et de refléter ce choix dans sa conduite. Du for intérieur au for extérieur, point de limites. Toutefois, il existe des balises posées par la « règle de droit » : l’individu dispose d’une liberté de conscience et de religion illimitée, mais l’acte de la manifester peut connaître des restrictions posées par la loi. Avec une nuance : toute ingérence de la règle de droit doit se faire dans des limites raisonnables et justifiées dans le cadre d’une société libre et démocratique. Cet encadrement vise à éviter l’extension des limites posées aux pratiques culturelles en faveur du droit lui-même et de sa jouissance effective.
Au regard de la religion, la liberté de conscience et de religion comprend donc également cette possibilité de l’athéisme (et de l’agnosticisme). Sans grande surprise, cette liberté de conscience se retrouve en islam[3]. Elle nourrit le débat qui opposa les rationalistes (l’école mu’tazilite) aux conservateurs (école ash’arite). Pour les uns, la responsabilité individuelle (Coran V : 105) décharge toute personne du fardeau d’une autre (Coran XVII : 15) ; ni déterminisme, ni contrainte ne guident la foi, elle est soumise au libre choix. Pour les autres, la foi dépend de la volonté divine et cette causalité légitime l’usage de la contrainte extérieure. Dans la période contemporaine, cette polémique est ravivée par les voix réformistes qui suggèrent la sortie d’une lecture univoque du texte sacré et son dépouillement du catalogue prescriptif élaboré par le corpus interprétatif classique.
Cela ouvre la possibilité de se saisir des notions coraniques d’intelligence (uli albab), de discernement (bassira) et de méditation/réflexion (tafkir). Autant de voies confortant une liberté de conscience et de religion, même celle de renier Dieu. Norme ultime de conduite individuelle face à la collectivité, au-delà de la norme juridique, de la norme religieuse et de la norme sociale, cette liberté consacre une résistance à tout ce qui l’entrave. Dès lors, la protection de son expression par le droit étatique relève d’une mobilisation commune.