Relations septembre-octobre 2019

À qui la ville ? Les défis d’une ville solidaire

Julien Simard

Le droit à la ville, entre égarements et utopies

L’auteur, doctorant en études urbaines à l’INRS-UCS, est boursier au Centre justice et foi

Les notions de droit à la ville et de ville inclusive nous permettent de saisir l’enjeu toujours actuel de la réappropriation citoyenne de l’espace urbain et de ses dynamiques sociales, économiques et politiques.

À l’ère de la crise écologique et de la mondialisation néolibérale, la ville, davantage que l’État-nation, s’impose de plus en plus comme un horizon spatial et politique permettant de faire face collectivement aux défis de l’époque. La notion de droit à la ville devient dès lors incontournable pour réfléchir de manière critique sur la ville et sur l’urbanité.

Le droit à la ville chez Henri Lefebvre

Le terme « droit à la ville » a été mis de l’avant par le sociologue et philosophe Henri Lefebvre en 1968. Rejetant le stalinisme, exclu du Parti communiste français en 1958, Lefebvre est complètement immergé dans les évènements de Mai 68 alors qu’il enseigne à l’Université de Nanterre, épicentre du mouvement. Sa production intellectuelle est traversée par un constat central : la vie quotidienne, sous le capitalisme, est aliénante. Alors que la libération sociale était jusqu’alors axée sur la transformation des modes de production et pensée en termes purement économiques, Lefebvre vient spatialiser cette réflexion en prenant ancrage dans l’espace urbain, sans abandonner pour autant la nécessité de renverser le capitalisme.

Quelles sont les principales idées de Lefebvre sur la ville ? Tout d’abord, la ville, par ses formes, ses fonctions et son organisation, contribue à l’aliénation des individus. Dans Le Droit à la ville (Anthropos, 1968), il critique l’urbanisme fonctionnaliste qui sépare les aires commerciales, industrielles et résidentielles, mettant la ville au diapason du capitalisme moderne en détruisant la mixité du tissu urbain ancien. Il constate que les différentes populations urbaines sont séparées et ségrégées, croulant sous la violence d’une « terreur latente et généralisée » (p. 111). Le centre de la ville n’étant accessible qu’à quelques privilégiés, le reste s’entasse dans des banlieues grises. De plus, il redoute l’urbanisation « complète » des sociétés industrielles, qui gruge de plus en plus la campagne à coup d’infrastructures. Comme la société postindustrielle se met tranquillement en place, il cherche à comprendre son émergence pour permettre la possibilité d’un avenir différent.

Ainsi, il est important pour Lefebvre de « changer la ville pour changer la vie », selon le mot d’ordre situationniste. La ville, selon lui, est un processus tout autant qu’un espace social : elle est une « œuvre » qui émerge directement des pratiques des habitants. Il insiste sur l’idée de fête en tant que valeur cardinale d’une société libre. Qui plus est, les pratiques quotidiennes sont le limon de l’urbain, elles façonnent littéralement l’espace. Ce constat, à ses yeux, a une portée politique plus profonde. C’est pourquoi le droit à la ville se compose de deux droits fondamentaux : le droit de s’approprier l’espace urbain et celui de participer de façon centrale à ce qui le compose et à ce qu’il devient. La solution, pour Lefebvre, se trouve dans la mise en place d’un socialisme contrôlé par la base ouvrière – les classes populaires, dirait-on aujourd’hui –, qui prend pied dans le cœur de la ville.

Quelle portée concrète pour le droit à la ville ?

Un peu partout dans le monde, d’innombrables mouvements sociaux urbains ont saisi la balle au bond et tenté d’agir sur les mécanismes décisionnels déterminant les formes et les usages de la ville en brandissant cette idée révolutionnaire : la ville est déjà à « nous », mais nous en sommes dépossédés jour après jour. Le capitalisme et ses multiples expressions (promoteurs immobiliers, grands projets de rénovation urbaine, industrie touristique, police) nous enlèvent la capacité collective de mener des vies pleinement épanouies. L’action collective autour du droit à la ville a pu ainsi s’engager sur le front de la défense de l’environnement et des espaces verts, et sur celui des luttes pour le droit au logement et contre la spéculation immobilière, les projets de rénovation urbaine ou la gentrification.

Dans une autre mouvance, différents acteurs – surtout à partir des années 1990 – ont tenté d’influencer les décisions émanant des gouvernements municipaux en participant activement aux consultations et en réclamant le droit d’avoir voix au chapitre dans la planification urbaine. Le budget participatif de Porto Alegre au Brésil est peut-être le meilleur exemple de cette réappropriation d’un pouvoir sur les affaires de la ville. La Charte mondiale du droit à la ville, issue des travaux du Forum social mondial et adoptée à Barcelone en 2005, en est un autre. Elle proclame, entre autres choses, la nécessité d’une gestion démocratique de la ville, l’importance de l’égalité et de la lutte contre les discriminations et propose de mettre en branle des initiatives d’économie solidaire et des pratiques fiscales progressives. Ce droit à la ville, ainsi formalisé dans une version plus douce que celle proposée par Lefebvre, devient une plateforme citoyenne pour réclamer un réinvestissement dans les services publics et divers domaines : mobilité et transport, logement, éducation, travail, loisir, santé, environnement.

Or, si cette Charte représente une étape importante dans le projet d’une mise en œuvre du droit à la ville par le biais de droits sociaux, on peut se demander quelle en serait la portée. En Occident, peut-on parler de l’avènement d’une nouvelle ère démocratique en rapport à l’urbanité ? En fait, on observe surtout que la proposition de Lefebvre, consistant à affirmer que la ville peut et doit être agréable ou festive, a bel et bien été intégrée et récupérée par les promoteurs de l’urbanisme convivial au moyen de places publiques multifonctionnelles, d’installations éphémères et de festivals de rue commandités. Chacun à sa manière, les projets particuliers d’urbanisme, les partis politiques dits progressistes autant que les publicités de condominiums font appel à ces représentations d’une ville où il fait bon vivre. Bien que ces équipements et ces expériences urbaines puissent améliorer, dans une certaine mesure, la vie des citadins en leur proposant temporairement l’accès à une ville ludique, nous sommes encore loin de ce que proposait Lefebvre.

La notion plus récente de ville inclusive, chère aux décideurs innovants des années 2000, s’inscrit également dans une certaine édulcoration d’un droit à la ville conçu de manière plus radicale par Lefebvre, c’est-à-dire qui requiert l’autogestion des moyens de production couplée à une réappropriation des usages de la ville par la classe ouvrière. Développé à la fin des années 1990 dans le cadre onusien, le concept de ville inclusive naît d’abord d’un questionnement concernant les personnes âgées ou atteintes d’un handicap : comment adapter l’environnement urbain, le bâti notamment, aux personnes en perte de capacités ? En mettant l’accent sur le terme d’inclusion, cette idée va plus loin : comment rendre possible une meilleure participation sociale pour tous et toutes ? Comme l’anthropologue Charles Gardou l’indique, la société inclusive permettrait à chacun d’apporter sa contribution à la vie sociale par « toute une gamme d’accommodements, et de modalités de suppléance pour garantir l’accessibilité des dispositifs, ressources et services collectifs[1] ». Cette prémisse pour l’action, porteuse d’un nouveau paradigme pour le vivre-ensemble et l’aménagement urbain, a néanmoins cédé sa place à une seconde mouture de la notion de ville inclusive, celle-là davantage axée sur la gouvernance urbaine. La ville inclusive devient alors le mot d’ordre des promoteurs, des aménagistes, des investisseurs et des politiciens qui limitent la participation citoyenne et la subordonnent souvent à leur droit de veto. On veut inclure et consulter les populations touchées par un projet de construction quelconque, sans toutefois leur permettre de refuser ce projet lorsque jugé inacceptable.

Limites et possibilités

Ainsi, bien qu’il soit nécessaire de penser l’inclusion de toutes et de tous, n’est-on pas en train de faire l’économie d’un travail de fond sur la manière dont les villes sont planifiées et vécues ? Les obstacles à la « société urbaine » chère à Lefebvre, à « l’usage plein » des possibilités qu’offre la vie urbaine, sont encore nombreux : gentrification, pollution, racisme, marchandisation des espaces publics, brutalité policière, etc. Tant que l’économie ne sera pas régulée politiquement, comment, en effet, socialiser une grande part du parc locatif privé afin d’assurer réellement le droit au logement ? La gratuité des transports en commun, la prise de décision, en assemblée, par exemple, de l’aménagement d’un square, l’élimination des voitures à essence, la transformation des autoroutes en parcs linéaires : les possibilités de transformations urbaines sont infinies, mais, sans cette maîtrise politique de l’économique, elles seront toujours contraintes par le jeu des forces en présence. Il n’est pas possible d’agir sur la ville en profondeur sans s’attaquer aux acteurs qui en déterminent les formes et les usages. Un droit à la ville doit fournir des solutions de rechange viables au capitalisme urbain. D’où l’intérêt pour des formes économiques émergentes et autogérées, comme les fiducies foncières, les coopératives ou les comités de quartier, qui portent les germes d’une société nouvelle, municipaliste.

[1] Charles Gardou, La société inclusive, parlons-en !, Paris, ERES, 2012.

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