Relations février 2014
Le déclin de l’hégémonie américaine
L’auteur est senior research scholar à l’Université Yale, aux États-Unis
Depuis les années 1970, les États-Unis ont géré tant bien que mal leur déclin hégémonique. Il est actuellement patent.
Seul pouvoir industriel ayant pu échapper à la destruction après les deux guerres mondiales, les États-Unis se sont imposés en tant que pouvoir hégémonique vers la moitié du siècle dernier, au terme de ce que j’appelle une guerre de trente ans. Ayant écarté leur grande rivale l’Allemagne et n’ayant pas de concurrence économique immédiate, ils ont alors pu succéder à la Grande-Bretagne en déclin et utiliser ce pouvoir énorme pour s’imposer politiquement et culturellement partout dans le monde. Leur seul obstacle, en 1945, était le pouvoir militaire de l’URSS. Les États-Unis acquirent une suprématie incontestable de manière implicite avec les Accords de Yalta, où se décida le partage du monde : les deux tiers environ pour eux, le reste à l’URSS, chacune des deux parties acceptant tacitement de ne jamais rompre ce pacte. La guerre froide ne servit qu’à masquer cette volonté commune de ne rien changer à la situation mondiale.
Comme il ne sert à rien d’être le pouvoir économique le plus fort du monde s’il n’y a pas de clients à qui vendre ses marchandises, il a fallu que les États-Unis reconstruisent l’Europe occidentale – ce qu’ils firent avec le plan Marshall – et le Japon avec des aides similaires. De son côté, l’URSS consolidait à sa manière sa zone d’influence.
Les États-Unis sont demeurés le pouvoir hégémonique jusqu’aux années 1960, moment charnière où ils ont dû faire face à deux grands problèmes. D’une part, l’Europe occidentale et le Japon devenaient des concurrents économiques grâce à l’amélioration des conditions de vie de leurs populations. D’autre part, un nombre grandissant de pays n’acceptaient plus le statu quo imposé par les deux grandes puissances. Le Vietnam, l’Algérie et Cuba ont refusé le statu quo de Yalta. La Chine, de son côté, a refusé de suivre les conseils de l’URSS qui suggérait un compromis avec le Kuomintang (le parti nationaliste chinois de Taïwan), manifestant de cette façon une indépendance politique importante à son égard. Ainsi, à partir des années 1970, les États-Unis n’ont plus été un pouvoir hégémonique au sens strict du mot, à savoir un pouvoir qui peut s’imposer politiquement à n’importe quel moment sur n’importe quel enjeu mondial.
À partir de ce moment, l’effort principal des États-Unis a consisté à masquer le déclin de leur pouvoir hégémonique, en disant à l’Europe occidentale et au Japon, en pleine ascension économique : « Vous étiez auparavant nos satellites, dorénavant vous serez nos partenaires. » Cela s’est concrétisé de diverses manières. On a créé notamment le Forum économique mondial de Davos, en 1971, la Trilatérale, en 1973, et le G7, en 1976.
La hausse des prix du pétrole par l’OPEP, en 1970, est à situer dans ce contexte de « rivalité » entre les États-Unis et leurs « partenaires ». Les pays de l’OPEP, l’Arabie saoudite et l’Iran du shah en tête, alliés inconditionnels des États-Unis, n’auraient jamais autorisé cette hausse, en effet, sans leur accord préalable. Les États-Unis, dépendant moins de ce pétrole que l’Europe et le Japon, comptaient ainsi faire mal à ces pays.
Mais à partir de 1989, avec la chute du mur de Berlin et le démantèlement de l’URSS, en 1991, le déclin irréversible de l’hégémonie américaine est devenu manifeste. Cette période a représenté un véritable désastre pour les États-Unis, car avant ils pouvaient compter sur l’URSS – leur alliée fondamentale dans la division systémique mondiale – pour discipliner ses satellites. Saddam Hussein, par exemple, n’aurait jamais pu envahir le Koweït avant, comme il l’a fait en 1990 : l’URSS l’en aurait dissuadé.
Les élections américaines de 2000 sont un autre point tournant dans la dégringolade. Dès son arrivée au pouvoir, George W. Bush s’entoure d’une équipe de néoconservateurs issus du think tank appelé Project for the New American Century. Selon celui-ci, le déclin s’explique par des présidents « faibles » (incluant même Reagan) en matière de politique étrangère. Pour récupérer leur hégémonie, les États-Unis, pensaient-ils, devaient déployer sans complexe leur machine militaire – et de préférence sans alliés. Il s’agissait de montrer à la face du monde le pouvoir implacable des États-Unis. Les attaques terroristes du 11 septembre 2001 à New York leur offriront le prétexte pour mettre en pratique cette stratégie définie trois ans plus tôt dans le rapport Rebuilding America’s Defenses. Il a fallu six ans à George W. Bush pour constater la faillite de cette entreprise militaire : il remercia ses anciens conseillers néoconservateurs, Donald Rumsfeld et Dick Cheney, qui n’auront fait qu’accélérer le déclin.
Monde multipolaire
Les États-Unis sont donc actuellement dans une situation post-hégémonique caractérisée par une multipolarité du monde et par des alliances instables. Une dizaine de puissances autonomes importantes sont en concurrence entre elles : outre les États-Unis, il y a l’Europe occidentale, le Japon, la Russie, la Chine, l’Inde, le Brésil, etc. Comme elles sont trop nombreuses, des alliances deviennent nécessaires et fluctuent au gré des circonstances. La Russie s’allie parfois avec la Chine, parfois avec les États-Unis, parfois avec l’Europe occidentale. C’est la même chose pour les autres puissances. L’instabilité dans les alliances géopolitiques est là pour durer.
Ce qui est sûr, c’est que les États-Unis ne sont plus en position de dicter quoi que ce soit : ils doivent marchander. Au Moyen-Orient, par exemple, l’Égypte, Israël, l’Arabie saoudite, l’Irak, l’Iran et la Syrie en font à leur tête. Leur seul souci, c’est de ménager la susceptibilité américaine – encore nostalgique de sa puissance – qui pourrait faire commettre aux États-Unis de graves erreurs géostratégiques pouvant nuire à tout le monde, y compris à eux-mêmes.
Les États-Unis détiennent cependant deux pouvoirs qui leur assurent encore une supériorité par rapport aux autres pays. Le premier est militaire, mais comme il repose principalement sur la possession d’armes nucléaires et de drones, cet avantage demeure relatif puisqu’ils ne peuvent véritablement en tirer profit. Les guerres sont gagnées en utilisant les soldats au sol : or, la résistance publique américaine à cette idée est maintenant trop forte. Le deuxième, c’est le dollar US, qui leur permet de s’endetter sans en souffrir les conséquences. Il n’y a pas d’autre monnaie plus sûre, même si le dollar est en déclin constant. Les principaux créanciers des États-Unis, au premier chef la Chine, continuent d’y investir et d’acheter des bons du Trésor américain afin de les maintenir à flot comme acheteurs et soutenir la devise. Par contre, ils sont placés devant le dilemme propre à n’importe quel acteur boursier qui voit baisser la valeur de ses actions en bourse : leurs investissements en dollars perdent sans cesse de la valeur, mais s’ils se retirent, ils craignent la banqueroute des États-Unis et donc la perte complète de leurs investissements. Ils doivent choisir le « bon » moment pour se retirer définitivement, avant le désastre inévitable. Mais comme tout investisseur le sait, il n’y a pas moyen de discerner le bon moment. Entre temps, ils se retirent graduellement.
Les États-Unis n’auront bientôt d’autre choix que de s’allier à l’une ou l’autre des puissances qui émergeront en force comme pouvoir hégémonique potentiel. Selon moi, tout laisse croire que ce sera l’Asie du Nord-Est (Chine, Japon et les deux Corées, une fois réunifiées). Face à cette puissance, la Russie se tournera vers l’Europe occidentale pour former une alliance rivale. Les États-Unis auront à choisir entre les deux. À mon avis, ils iront avec l’Asie du Nord-Est. Il y a plusieurs raisons à cela. D’une part, l’Europe ne recouvrira jamais son autonomie culturelle si elle ne se libère pas de la connexion étatsunienne. D’autre part, les possibilités économiques des États-Unis sont plus fortes avec l’Asie du Nord-Est qu’avec l’Europe. Dans tous les cas, la stabilisation des alliances prendra du temps à s’établir. Et quoi qu’il arrive, les États-Unis ne seront plus perçus comme le géant du monde.
Propos recueillis par Jean-Claude Ravet et Emiliano Arpin-Simonetti