Relations janvier-février 2017
L’athéisme religieux
L’auteur est philosophe
Bien que cela puisse sembler contradictoire en apparence, l’athéisme peut être religieux, selon le philosophe Ronald Dworkin. Du moins, s’il exprime la croyance en l’existence de valeurs fondamentales et en la beauté intrinsèque du monde – fondements du religieux.
Ronald Dworkin, éminent philosophe américain du droit, n’est pas un athée comme les autres. À la différence des athées qui militent contre la religion au nom de la science, comme Richard Dawkins ou Christopher Hitchens, il ne présente pas les arguments classiques sur l’inexistence d’un principe surnaturel, mais il cherche plutôt à intégrer dans son athéisme plusieurs éléments de l’attitude religieuse. Dans un livre[1] où il reprend des conférences prononcées à Berne en 2011, il propose une réflexion sur les raisons que nous avons de croire possible une synthèse de l’athéisme et du phénomène religieux interprété d’abord comme une spiritualité. Selon cette approche, être athée et religieux n’est pas contradictoire. Plusieurs des traits essentiels de la religion seraient en effet compatibles avec l’athéisme, pour autant qu’on renonce à un concept traditionnel de la divinité, de dieu transcendant (être suprême et provident, créateur, dieu personnel, ou autre), qui n’est qu’une – et non la seule – des possibilités de la vision religieuse du monde, une vision qui voit d’abord dans le monde une valeur et une signification fondamentales.
Quelle est, selon Dworkin, l’essence de l’attitude religieuse ? C’est une croyance dans le caractère sublime de la nature, du cosmos, et dans la valeur intrinsèque de la vie humaine. Certes, ces deux convictions, qui constituent des jugements fondamentaux, peuvent entraîner la création historique de rites ou de cultes religieux au sein des diverses cultures, mais elles représentent surtout l’essentiel de la vision romantique postkantienne de la religion (Fichte, Schlegel, Novalis, Schelling) : à la suite de la sécularisation de la société, le contenu symbolique des religions est démythologisé, les dieux sont réinterprétés et il ne reste que l’attitude religieuse, le rapport au monde, l’éthique. Le niveau le plus profond, celui de la beauté cosmique et de la valeur morale, résiste donc à ce désenchantement du monde : c’est la signification ultime d’un athéisme religieux.
Athéisme ?
S’agit-il encore d’un athéisme ? Pouvons-nous conserver une forme d’attitude religieuse, qui se fonde sur l’existence de valeurs substantielles intrinsèques à la vie et au monde, sans également maintenir la croyance et la foi en Dieu ? Plusieurs théistes croient que leur sens de la valeur et du sublime est fondé sur la foi en l’existence de Dieu et que, privé de ce fondement, il s’effondrerait. Les religions historiques confirment cette croyance : elles offrent des réponses métaphysiques aux questions relatives à l’origine et à la fin du monde et à la question de l’immortalité de l’âme, élaborées surtout sur la base de textes sacrés. Les religions offrent également des réponses aux questions morales, comme la nature de la vie bonne, et aux requêtes spirituelles, sur la base d’un rapport à Dieu.
La réponse de Dworkin est différente : il fait l’hypothèse que la croyance (belief) en un monde de sens (valeur et beauté) est indépendante de la foi (faith) dans un principe surnaturel ou divin. L’attitude religieuse, qu’elle soit athée ou théiste, dépend toujours d’une forme de croyance au sens où elle n’est pas le résultat autoproduit de la raison, c’est-à-dire une science, mais la conséquence de notre affirmation de l’existence en soi de la valeur et du sens. À cette croyance, on peut certes ajouter la foi en un principe surnaturel ou en un monde transcendant, mais pour l’athée religieux, cette foi n’est pas nécessaire.
Selon Dworkin, les athées religieux rejettent les réponses métaphysiques qui dépendent de l’existence d’un principe surnaturel, d’une révélation, mais ils acceptent tout ce qui concerne l’existence réelle de la valeur et de la beauté, et ils sont donc en ce sens « croyants », mais sans recourir à une foi en un principe transcendant. Aucun ne croit que l’univers est privé de sens, aucun ne croit que la beauté du monde est une illusion. Cette forme d’athéisme introduit une rupture critique entre la religion de la foi en un principe, et la religion de l’attitude et des valeurs.
Valeur et beauté intrinsèques du monde
Ainsi, l’athéisme religieux se justifie selon Dworkin sur la base du principe qu’un athée peut reconnaître le sens du monde, ouvrant à un rapport avec celui-ci basé sur la prééminence de sa valeur, en admirant sa beauté intrinsèque et objective, tout en refusant d’en chercher le fondement dans une entité surnaturelle qui, pour l’athée, est tout simplement inexistante – et, pour un agnostique, inaccessible. Une telle reconnaissance du sens du monde équivaut à une réfutation du nihilisme : le monde possède une valeur fondamentale, indépendante de la foi que nous pourrions avoir en un Dieu qui en serait le garant, et la même chose peut être affirmée de sa beauté.
Prenons l’exemple le plus courant, celui de la croyance en une « force », une « puissance » numineuse (mystérieuse, bouleversante et fascinante) qui se manifeste, d’une part, dans la beauté de la nature et du cosmos et, d’autre part, dans la réalité des valeurs morales – « la conviction qu’il existe, de manière indépendante et objective, une manière juste de vivre[2] » –, qui, toutes deux, nous imposent des responsabilités éthiques et réfutent a priori le cynisme et le nihilisme. Une fois dégagée d’un rapport transcendant à Dieu, cette croyance est-elle encore religieuse ? Tel semble être le sens de la célèbre déclaration d’Albert Einstein sur la « véritable religiosité », éprouvée au contact de la beauté du monde, quand il se déclare à la fois athée et membre du groupe des hommes les plus religieux : « De savoir que ce qui nous est impénétrable existe réellement et se manifeste comme la plus haute sagesse et la beauté la plus rayonnante […], un tel savoir, un tel sentiment sont au cœur de la véritable religiosité. En ce sens, quoiqu’en ce sens seulement, j’appartiens au nombre des hommes profondément religieux[3]. » Ce que réfuterait, par exemple, un athée scientiste, comme le biologiste Richard Dawkins (voir l’encadré p. 22), soucieux pour sa part de maintenir l’équivalence stricte entre religion et théisme, et entre science et athéisme. Pour Dawkins, qui est orienté surtout vers une critique du créationnisme, mais en reprenant aussi à son compte la critique de la religion comme un fléau historique, croire équivaut à nier que l’univers est réglé par les lois fondamentales de la physique, et uniquement par elles.
Dworkin soutient, au contraire, que la reconnaissance de la prééminence logique des lois de la physique demeure indépendante de la croyance, cette dernière n’entrant pas en concurrence avec les lois de la physique. Sa position exclut toute forme de positivisme, c’est-à-dire la reconnaissance du privilège exclusif de la science dans la connaissance du monde. Il existe en effet à ses yeux une connaissance plus vaste du monde, qui inclut la perception que nous avons de sa valeur et de sa beauté. Cette connaissance n’a certes rien d’empirique, mais elle n’est pas non plus métaphysique. Elle comprend ce qui, dans le monde, cause les effets de sens et de valeur que perçoit l’être humain.
Dialogue entre autrement croyants
Plusieurs arguments de son livre sont énoncés très brièvement, Dworkin n’ayant pas eu le temps de revoir ses conférences avant de mourir, en 2013. Mais déjà, dans leur forme actuelle, ils apportent à la réflexion sur l’athéisme une contribution de toute première importance, notamment en ouvrant la voie à un dialogue fécond entre athées et croyants. L’athéisme religieux, tel que développé par Dworkin, suppose que même s’il existait un principe surnaturel, comme les traditions monothéistes le pensent, cela ne changerait rien à la réalité des valeurs religieuses, qui en sont logiquement et moralement indépendantes. La preuve ultime de cette indépendance est que, pour l’athéisme religieux, il est possible de poursuivre la réalisation d’idéaux moraux, considérés religieux (par exemple la justice ou la charité) sans poser l’existence d’un principe surnaturel. Il en va de même pour l’admiration du monde de la nature. C’est ce qui permet à Dworkin de conclure : « Ce qui sépare les religions théistes et les religions sans dieu, la science de la religion théiste, n’est pas aussi important que la croyance en la valeur qui les unit. » Cette conviction est partagée par nombre de théologiens, tel Paul Tillich, longuement abordé par Dworkin, qui est allé jusqu’à écrire que sans un élément d’athéisme, aucun théisme n’est soutenable. Plusieurs théologiens et philosophes québécois et européens reconnaissent dans cette synthèse l’expression la plus rigoureuse de l’attitude religieuse aujourd’hui, en ce qu’elle accepte la critique de la métaphysique et renonce au surnaturel, tout en conservant l’émotion religieuse devant le monde naturel.