Relations novembre 2012
Langue et intégration
L’auteur est professeur associé au Département de psychologie de l’Université de Montréal et membre du Centre d’études ethniques des universités montréalaises
L’intégration des immigrants à la communauté québécoise d’adoption passe bien sûr par l’apprentissage du français, mais aussi par plusieurs autres conditions socio-économiques favorisant la cohésion sociale.
On peut concevoir l’apprentissage du français comme une clé qui ouvre aux immigrants l’accès aux ressources et aux réseaux sociaux de la majorité québécoise et leur permet de développer un sentiment d’appartenance. Si la connaissance du français est nécessaire en ce sens, elle n’est pas suffisante. L’intégration en français des immigrants passe aussi par l’application des conditions sociales et économiques de la cohésion sociale. Le Conseil supérieur de la langue française en a énuméré trois dans Le français, langue de cohésion sociale (2008). La première est l’égalité d’accès des immigrants aux ressources communes, notamment l’éducation et le travail, sans aucune restriction liée à un statut minoritaire, à une origine autre ou à une apparence distincte de la majorité. La seconde est l’accueil ouvert qui offre l’occasion de faire partie de réseaux sociaux où il est possible de nouer des liens avec des francophones – liens d’amitié et de camaraderie, par exemple, qui se nouent dans un environnement plus large que la parenté : voisinage, milieu de travail, associations, etc. La troisième, enfin, est le lien d’appartenance à la collectivité, qui implique le partage d’une identité collective (d’un groupe social, d’un milieu de travail, d’un voisinage, d’une région, d’un pays).
L’égalité d’accès aux ressources communes
L’égalité d’accès aux ressources d’éducation exige des moyens pour assurer la réussite des enfants d’immigrants dans les études primaires et secondaires. L’investissement consenti au Québec depuis plus de 30 ans dans ce domaine est important, surtout sur l’île de Montréal. La réussite des enfants d’immigrants y est bonne, meilleure dans certains cas que celle des enfants des Québécois natifs, mais il y a des sous-groupes à risque élevé d’échec[1]. Le réseau de classes d’accueil fait son travail de mieux en mieux. La politique d’intégration et d’éducation interculturelle adoptée par le ministère de l’Éducation, en 1998, a donné lieu à des engagements explicites pris par les commissions scolaires de l’île de Montréal, entre autres en faveur d’objectifs précis et atteignables. Des moyens importants sont mis en œuvre dans les écoles les plus à risque, en particulier, depuis 1997, grâce au programme de soutien aux écoles montréalaises.
Le monde du travail doit aussi viser des objectifs d’intégration qui aient en vue cette condition de la cohésion sociale. Le programme d’accès à l’égalité (PAE), sous la responsabilité de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, a facilité aux immigrants l’accès à des organismes publics. Par contre, une proportion importante d’immigrants cherche du travail dans les petites et moyennes entreprises. Or, les entreprises de moins de 50 employés échappent toujours à la francisation voulue par la Charte de la langue française. Et quant aux entreprises de 50 à 99 employés, le programme de francisation des entreprises s’en est peu occupé jusqu’ici.
Le complément indispensable de l’égalité d’accès à l’emploi est un milieu de travail où le français est la principale langue de communication à l’interne et avec la clientèle. Mais la perception très partagée des Québécois concernant l’importance du français comme langue de travail révèle que dans ce domaine, la place prédominante du français est peu assurée[2]. En effet, selon une enquête récente du Conseil supérieur de la langue française, le tiers des Québécois perçoit le français comme plus important que l’anglais pour la réussite future des enfants et l’obtention d’un emploi, un tiers perçoit le contraire et un autre tiers que les deux langues sont d’égale importance.
Il faut aussi noter que la discrimination dans l’emploi demeure à l’égard des immigrants un fait nuisible à l’intégration. Le pouvoir d’intervention de l’État en cette matière est faible. Le progrès suppose un changement des mentalités. La politique adoptée en 2008 par le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, qui a pour titre La diversité : une valeur ajoutée, vise à contrer ce phénomène. Malheureusement, elle n’a pas été suivie d’un plan d’action comme il avait été prévu.
La participation à des réseaux sociaux
L’accueil des immigrants dans les réseaux sociaux existants est peu documenté par la recherche ou les statistiques sociales. De manière générale, la société québécoise ne présente pas l’image de l’enfermement des groupes ethniques sur eux-mêmes, au contraire. L’intégration scolaire des enfants d’immigrants contribue largement à la création de ces liens dans les quartiers. Il faut toutefois être assuré que le français soit la langue préférée des échanges dans les réseaux sociaux.
L’esprit de la Charte de la langue française est que le français doit avoir la priorité comme langue d’usage public, qu’il soit la langue dans laquelle s’amorce la communication. Il faut souhaiter que cela fasse en sorte que le français ait le plus souvent possible la préférence pour la suite des échanges. Une politique linguistique contraignante ne s’applique guère dans les situations de communication privée externe[3]. La place que peut y occuper le français dépend beaucoup de l’habileté des francophones à proposer le français dans ces circonstances.
Une forte majorité de Québécois sont d’accord avec cette conception de la priorité du français. En effet, les trois quarts d’entre eux perçoivent que le français est plus important que l’anglais « pour marquer l’appartenance à la société québécoise, pour contribuer au bon fonctionnement de celle-ci (domaine sociétal), pour avoir des relations sociales intéressantes et pour communiquer avec les immigrants qui sont en situation d’apprentissage du français (domaine social)[4] ».
L’appartenance québécoise
Le Canada est l’instance officielle qui accorde la citoyenneté aux immigrants, ce qui ne manque pas de nourrir leur lien d’appartenance avec lui. Mais cette appartenance n’exclut pas l’appartenance au Québec. Pour les immigrants, celle-ci vient à la longue se greffer à la première. Car elle est la plus concrète : elle se nourrit du rapport à une ville, à un quartier, à une région. Cette appartenance – qui suppose l’accès aux ressources et l’acceptation dans les réseaux sociaux – est une condition qui favorise le français dans la mesure où c’est la langue la plus marquante de l’identité collective. Le français peut avoir ce statut dans la mesure où il est la langue officielle et la plus importante dans le fonctionnement de la vie sociale en général.
Une question de préférence
La perspective de la cohésion sociale permet de voir clairement la part de la société d’accueil dans la réussite de l’intégration des immigrants en français. Cette part a une importance primordiale si l’on considère que l’unilinguisme anglais peut aussi garantir l’accès à des ressources communes, à des réseaux sociaux et l’appartenance à une collectivité, plutôt canadienne en l’occurrence. L’anglais est valorisé dans le monde du travail continentalisé et mondialisé et il est même la langue exclusive du travail dans plusieurs secteurs. L’éducation supérieure dans les institutions anglophones est ouverte aux immigrants, la loi 142 (adoptée en 1986) garantit l’accès à des services sociaux et de santé en anglais, la culture américaine est accessible partout, etc.
Le fait que la majorité des immigrants s’enracinent dans la région de Montréal renforce l’attrait de l’anglais à leurs yeux, car c’est là où les ressources publiques consacrées aux anglophones sont les plus accessibles. C’est là où il est le plus facile de se faire servir en anglais dans les commerces, les services, les lieux de loisir, etc. À condition de se contenter d’un espace de vie plus restreint et d’accepter de prendre peu part à la vie collective.
L’adoption du français comme langue principale de la vie publique par les immigrants est un choix préférentiel et cette préférence ne peut se développer qu’à condition de bénéficier, en pleine égalité, des ressources communes en français, d’être accepté dans des réseaux sociaux de langue française et de trouver des lieux d’ancrage francophones. Ce sont là les conditions pour que les enfants d’immigrants préfèrent vivre surtout en français et dans des milieux où c’est la langue la plus importante. C’est là un enjeu prioritaire. Que les jeunes puissent réaliser leurs aspirations dans ces milieux est, en effet, une condition essentielle pour la progression du nombre de personnes qui parlent français dans la société québécoise.
[1] M. McAndrew, Les minorités fragiles et l’éducation, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2010.
[2] M. Pagé et C.-E. Olivier, Importance et priorité du français pour la population québécoise, collection « Études », Conseil supérieur de la langue française, 2012.
[3] J. Woerling, « La législation linguistique du Québec », dans Stefanescu, A. et Georgeault, P. (dir.), Le français au Québec : les nouveaux défis, Montréal, Fides, 2005.
[4] M. Pagé et C.-E. Olivier, op. cit., p. 4.