Relations septembre-octobre 2019
La ville, lieu d’exclusion et de solidarité – Entrevue avec Bochra Manaï
Espace de diversité et de pluralisme, la ville est aussi un lieu où discrimination, exclusion et racisme se vivent au quotidien pour bien des populations. Comment ces dynamiques prennent-elles forme concrètement dans la ville, et comment imaginer des villes inclusives et solidaires ? Nous en avons discuté avec Bochra Manaï, coordonnatrice générale de Parole d’excluEs et auteure du livre Les Maghrébins de Montréal (PUM, 2018).
Comment le racisme se manifeste-t-il dans la ville et comment affecte-t-il le droit à la ville des personnes racisées ?
Bochra Manaï : D’abord, il faut réaliser que les discours racistes énoncés à l’échelle nationale – à savoir les discours qui hiérarchisent et essentialisent des groupes tout en perpétuant les inégalités grâce au pouvoir des institutions – percolent à différentes échelles, notamment dans les réalités urbaines. Les discours « délégitimants » sur les musulmans prononcés à l’Assemblée nationale, par exemple, contribuent à créer un fossé entre des personnes qui doivent cohabiter dans la ville. Je pense entre autres aux cas de violence haineuse qui prennent la forme d’attaques verbales ou physiques envers des femmes musulmanes et qui deviennent monnaie courante dans la rue, les espaces publics, etc.
Ensuite, à une échelle plus institutionnelle, certaines formes de racisme, d’exclusion ou en tout cas de mise au ban de certaines catégories sociales se traduisent par le manque de représentation politique dans les espaces décisionnels. Car malgré un très grand pluralisme ethnique, racial et économique, en particulier à Montréal, une certaine homogénéité règne encore : les conseils municipaux, l’administration municipale et les instances paramunicipales sont majoritairement dirigés par des personnes blanches.
Enfin, il y a l’échelle de l’expérience vécue de la ville. À Montréal par exemple, à l’échelle des quartiers, on observe la question du pluralisme et de l’exclusion sociale se matérialiser sous la forme d’îlots, de poches dans lesquelles les gens se concentrent. Ce ne sont pas des quartiers ou des arrondissements entiers où tout est homogène, comme ça peut être le cas dans de nombreuses autres villes du Nord. Au sein d’un même quartier comme Côte-des-Neiges par exemple, d’une rue à l’autre, on peut passer d’un microcosme démographique et ethnique à un autre.
Or, ces îlots où se concentrent davantage d’immigrants, de demandeurs d’asile, de personnes racisées – souvent loin des transports publics, des services, où le cadre bâti est de très mauvaise qualité, etc. –, on ne peut pas les analyser sans aussi tenir compte de la classe sociale. Si c’est bien à cette échelle micro-locale que l’exclusion et le racisme se voient le mieux, ce qu’on observe dans ces espaces de mise au ban ce n’est pas seulement le racisme. C’est aussi la pauvreté, des conditions matérielles d’existence très précaires.
Pour donner un exemple concret, il y a un secteur du quartier Montréal-Nord qu’on appelle le Nord-Est. C’est un secteur qui a été construit à la hâte dans les années 1960 pour reloger les gens qui ont été déplacés entre autres par la construction de la tour de Radio-Canada, dans le centre-sud de Montréal. Aujourd’hui, ce secteur est un désastre sur le plan urbanistique. C’est un vaste espace dans lequel il n’y a presque aucune institution, aucun service, aucun espace vert, alors même qu’il y a une concentration de familles avec plusieurs enfants, souvent monoparentales. Pour manger et se rendre dans des supermarchés, il faut sortir du quartier. C’est un espace qui n’a vraiment pas été pensé pour les gens. Ce sont environ 10 000 personnes qui subissent ce manque de vision dans l’aménagement, dont environ la moitié sont des minorités visibles. Cela dit l’analyse du facteur racial dans les espaces urbains ne dit pas tout : ce cas montre qu’il faut aussi tenir compte de la classe sociale et de plusieurs autres facteurs pour nous permettre d’avoir une lecture plus complexe des dynamiques urbaines.
N’y a-t-il pas toutefois des réalités vécues essentiellement par les populations racisées, comme le profilage racial et le harcèlement policier ?
B.M.: En effet. Il serait d’ailleurs intéressant de produire une analyse spatiale de la présence policière selon la présence de populations ethniquement visibles ou racisées. Dans certains territoires, même si Blancs et non-Blancs partagent les mêmes conditions de pauvreté, quand la police arrive, c’est pour sécuriser la vie des Blancs pauvres au détriment des populations racisées. Les représentations sociales ou l’histoire raciale du pays s’incarnent dans les pratiques des citoyens et des institutions.
Le cas de la mort du jeune Fredy Villanueva, en 2008, illustre bien ces dynamiques. Lorsqu’il a été abattu par un policier, cela faisait déjà quelque temps que les jeunes étaient déplacés hors des espaces publics où ils se regroupaient : coins de rue, bandes commerciales, parcs, etc., en raison de plaintes récurrentes. Le meurtre de ce jeune homme a révélé au grand jour qu’il y a certaines populations qu’on n’accepte pas dans l’espace public, qui n’ont pas le droit de fréquenter un parc sans qu’on appelle la police. Il y a des personnes qu’on ne regarde pas comme des citoyens et qui manquent de droits. C’est ce que montre la question du racisme analysée à l’échelle urbaine.
Mais ce qu’ont révélé par la suite le rapport du coroner et les révoltes provoquées par la mort de Fredy, ce sont toutes les conditions liées à la pauvreté : le décrochage scolaire, la question de la criminalité comme une sorte de refuge pour certains, l’hyperconcentration de la pauvreté dans certains secteurs, etc.
Pour affronter cette situation très complexe, il faut donc la regarder sous l’angle des droits. Il faut être en mesure de redonner aux personnes la capacité de dire et de revendiquer leurs droits en matière économique, en matière de santé, d’accès aux institutions, etc. C’est là que se joue tout le travail de résistance : ramener les conditions de vie aux questions de droits fondamentaux.
Certains groupes comme le collectif Hoodstock, créé en 2009, ont tenté de canaliser la colère de la population du quartier dans un projet de transformation sociale. Durant des années, l’attitude très autoritaire et très peu à l’écoute de l’administration municipale n’a pas permis un dialogue avec ces organisations. Et l’opposition, voire la défiance de ces acteurs n’a pas toujours réussi à être entendue et à se traduire dans les politiques publiques, pour que celles-ci intègrent enfin une perspective antiraciste et servent réellement les gens du quartier. Mais c’est en train de changer grâce à un travail de « traduction » qui finit par s’opérer entre le travail de résistance, d’opposition, et celui parfois très bureaucratisé de l’administration municipale ou des organismes communautaires. Le travail de renforcement de la communauté qu’effectue actuellement la Table de quartier est exemplaire et pave la voie à une solidarité partagée pour transformer réellement les conditions de vie.
La ville est à la fois ce lieu où se vit un certain cosmopolitisme et où atterrissent les logiques de la mondialisation néolibérale, qui produisent de l’exclusion, voire du repli identitaire. Comment peut-elle être un lieu d’inclusion et de justice sociale ?
B.M.: La ville porte en elle ce paradoxe. Elle est cet espace de l’inclusion de facto, car on a tous d’une certaine façon accès à la ville et à la pratique de la ville. Mais dépendamment d’où on habite, d’où on vient, d’où on travaille, de notre statut social, etc., on n’aura pas le même accès ni la même expérience de la ville. Car la ville est aussi l’espace dans lequel se matérialisent simultanément les phénomènes de la concentration de la richesse et du désœuvrement socioéconomique. Ceux et celles qui vivent les bienfaits d’une économie mondialisée et néolibérale participent parfois bien malgré eux à produire cette exclusion qui se vit à quelques kilomètres, voire à quelques rues de chez eux.
Pour prendre à nouveau l’exemple de Montréal-Nord, c’est un lieu où se matérialise parfaitement la logique d’expulsion dont parle la sociologue Saskia Sassen. C’est un lieu où se retrouvent des populations blanches, expulsées d’un système économique et social, autant que les expulsés du monde entier, car c’est là que se retrouvent nombre des demandeurs d’asile haïtiens « expulsés » des États-Unis par les politiques migratoires de Trump et qui sont passés par le chemin Roxham.
Comment construire des villes solidaires dans un contexte où il y a un discours nationaliste ethnicisant, excluant et, justement, des dynamiques locales très inégales, très inéquitables ? C’est là mon questionnement. Au final, cela revient à se demander quelle ville on fabrique, au quotidien, pour que tous et toutes, quels que soient leurs moyens financiers, puissent trouver leur place. Il s’agit aussi d’identifier les espaces de résistance et surtout les liens de solidarité qui s’y tissent. Car c’est à travers ces liens que les gens peuvent se faire entendre et transformer les choses. Pour moi, le droit à la ville c’est ça : accepter qu’il y ait des espaces de confrontation, de conflit, pour que chacun puisse avoir et dire sa place. L’architecte et urbaniste William Mitchell disait « Take place and make space ». Le droit à la ville est une façon de participer à façonner la ville, quelle que soit notre provenance sociale ou notre origine ethnique.
Propos recueillis par Emiliano Arpin-Simonetti