Relations mai-juin 2018

Concours jeunes voix engagées

La remise du prix de notre concours d’écriture étudiant « Jeunes voix engagées » a eu lieu le 19 mars 2018 à la Maison Bellarmin, à Montréal. Léa Boutrouille et Pacifique Kambale sont les heureux gagnants, ex æquo. Ils se partagent ainsi la bourse de 500 $ et leur texte sera publié dans Relations. Voici le premier des deux textes primés.

 

L’auteure est étudiante au baccalauréat en droit à l’Université de Montréal

 

L’élection de Valérie Plante en novembre dernier annonce un retour en force de l’urbanisme comme point d’ancrage de la politique municipale montréalaise. Cette perspective offre l’occasion de repenser la revitalisation des quartiers en fonction d’une formule participative « pour et par les citoyens ». Les projets d’initiatives citoyennes – ruelles vertes, espaces de création éphémères, avenues piétonnières – devraient, ainsi, continuer de fleurir et de voir leur soutien institutionnel s’accroître au cours des prochaines années.

D’aucuns qualifieraient cette situation de salutaire, puisqu’elle en appelle à une subversion et à une réappropriation de l’espace urbain : la ville offre en effet un cadre propice à la formation de réseaux de solidarité pour nombre de citoyens en raison de sa densité et de sa diversité. Force est de constater, toutefois, que c’est ce même espace, strictement encadré par la réglementation municipale, qui met au ban une certaine catégorie de citoyens du seul fait de leur indigence. En effet, l’association entre criminalité et pauvreté donne lieu à un contrôle pénal ciblé des populations marginalisées relativement à leur occupation de l’espace public. Dans sa forme la plus élémentaire, l’accès aux lieux publics se voit contraint par des exigences impérieuses de sécurité, faisant ainsi naître une justice de maintien de l’« ordre » inhibant l’émergence d’une justice de solidarité. Dans un tel cadre, le développement de projets urbains et la création d’espaces citoyens autogérés ne relèvent-ils pas plutôt de l’artifice ?

La ville au service d’une justice de l’ordre
La lutte aux incivilités menée par plusieurs villes européennes et nord-américaines depuis les années 1990 obéit à une logique répressive visant le contrôle des groupes marginaux. Renforcées par l’arsenal pénal et policier, ces politiques municipales font écho à une théorie développée en 1982 par le politologue James Q. Wilson et le criminologue George L. Kelling. Selon leur théorie « de la vitre brisée », la présence visible d’incivilités véhicule l’image d’un espace incontrôlé et incontrôlable. Le sentiment d’impunité donnerait lieu à la commission d’actes délictueux encore plus importants, minant la cohésion sociale et l’essor économique du quartier. Ainsi, les premiers signes mineurs de désordre ou de détérioration de l’espace urbain – d’où l’image, évocatrice, de la vitre brisée qui tarde à être réparée – constitueraient une véritable invitation à la décadence des mœurs chez les « groupes à risque ».

Le juriste et philosophe Bernard Harcourt[1] a néanmoins soulevé le fait que cette théorie ne repose sur aucun fondement empirique et qu’elle entretient, de surcroît, une conception illusoire de l’ordre comme vecteur de sécurité publique. L’espace urbain, embelli et pacifié, vise en effet d’abord à s’assurer l’attractivité des métropoles à l’égard des entreprises et de leurs employés. Dans ce « marché des grandes villes », la rétention d’une élite économique et sociale est tributaire non seulement d’incitatifs fiscaux, mais aussi d’une qualité de vie supérieure à la moyenne. On l’a d’ailleurs vu l’automne dernier : les grandes villes nord-américaines, dont Montréal, ont rivalisé entre elles et déroulé le tapis rouge pour attirer le géant de la distribution numérique Amazon et son nouveau siège social.

À New York, les politiques répressives à l’égard des incivilités ont notamment été popularisées par le maire Rudolph Giuliani, élu en 1993 sous le slogan « Tolérance zéro ». Rendue possible grâce à un déploiement sans précédent des forces policières, cette stratégie de lutte à la délinquance a conduit à un contrôle intransigeant de toute infraction commise sur la voie publique. De 1993 à 2000, des mesures draconiennes et des dérives sécuritaires ont permis à New York de voir son taux de criminalité diminuer de 57 % – la « capitale du crime » ayant ainsi retrouvé son milieu de vie et son lustre d’antan[2]. Mais à quel prix ? Sous couvert de répondre aux préoccupations citoyennes liées à la sécurité, cette approche a vraisemblablement légitimé la marginalisation et le profilage de populations qualifiées d’indésirables du point de vue de l’ordre social.

À ce titre, les personnes en situation d’itinérance se retrouvent au cœur des dispositifs policiers, pénaux et urbanistiques visant à créer des « purified social spaces », soit des espaces dénués de toute « déviance » au sens où l’entend Don Mitchell[3]. Selon le géographe, l’espace public est perçu avant tout sous le prisme de la mobilité dans les sociétés néolibérales : les voies de circulation permettent essentiellement de se déplacer entre deux sphères sécuritaires, le domicile et le travail. En ce sens, l’immobilité spatiale et sociale que constitue la présence des personnes en situation d’itinérance ne cadre pas avec les déplacements courants et inspire la méfiance. C’est ainsi que les comportements liés à l’itinérance sont réprimés et pris en charge par le système de justice pénal.

Montréal et Québec : vers une justice de solidarité ?
Au Québec, les règlements municipaux de Montréal et de Québec, à l’instar de l’ensemble des grandes villes canadiennes, constituent les principaux vecteurs de contrôle de l’espace urbain et justifient l’émission systématique et généralisée de constats d’infraction aux personnes marginalisées et démunies. Montréal et Québec présentent des règlements municipaux dont les interdits ont un effet préjudiciable sur les personnes marginalisées. Les stratégies de survie de celles-ci sont sanctionnées par des dispositifs réglementaires concernant le flânage, la sollicitation, la consommation d’alcool ou de drogue en public ainsi que le fait de dormir dans un parc. Faute de logement, la distinction entre espaces privés et publics tend à s’estomper pour les personnes en situation d’itinérance, dont les gestes quotidiens revêtent inévitablement un caractère illégal. Ce contrôle répressif a un prix – celui de dettes judiciaires freinant la réinsertion sociale et dont les montants, qui peuvent rapidement s’élever à des milliers de dollars, frisent pour plusieurs l’absurdité. Bien que Montréal ait renoncé à l’emprisonnement pour non-paiement d’amendes à la suite de l’adoption d’un moratoire en 2005, cette pratique a toujours cours dans de nombreuses municipalités, dont celle de Québec.

En 2008, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse concluait que les personnes en situation d’itinérance font davantage l’objet de sanctions pénales pour des infractions qui sont par ailleurs impunies pour le reste des citoyens. De même, l’acharnement et l’usage abusif de la force observés chez les forces policières à l’encontre des plus « récalcitrants » vont au-delà de ce qui est strictement nécessaire à la sécurité publique. Dès lors, certaines pratiques apparentées au profilage social laissent poindre la désaffiliation et l’exclusion sociale des plus vulnérables de notre société.

Alors que la judiciarisation des personnes marginalisées mobilise d’importantes ressources sans pour autant être garante de réinsertion sociale, les chercheuses Marie-Ève Sylvestre, Céline Bellot et Catherine Chesnay ont cherché à comprendre l’importance des discours légitimateurs dans la reproduction d’un système manifestement discriminatoire[4]. Elles soulignent que la compréhension qu’ont les acteurs judiciaires des interactions entre itinérance et criminalité se divise en deux grandes tendances se rapportant invariablement à la notion de responsabilité individuelle. D’une part, la conception qu’entretiennent certains acteurs d’un système de justice universel suppose qu’une vie « en marge de la société » relève simplement d’un choix rationnel ; d’autre part, la prise en compte de déterminants structurels par d’autres acteurs commande l’aide étatique, à condition d’une participation disciplinée et active au processus de réhabilitation. Ainsi, bien que soutenues par des considérations rhétoriques différentes (respectivement « l’itinérance choisie » et « l’itinérance subie »), ces approches légitiment toutes deux l’exercice du pouvoir pénal et ses injonctions individualisantes.

À l’heure où Montréal mise sur une réappropriation de l’espace public par diverses initiatives de quartier, la réflexion entourant le « droit à la ville » doit comprendre les préoccupations des citoyens de toute condition sociale. Si les projets d’aménagement urbain suscitent à juste titre l’enthousiasme, leur propension à bénéficier d’une large couverture médiatique masque l’urgence d’enjeux urbanistiques prioritaires. À ce titre, l’exclusion des personnes en situation d’itinérance par le biais de la répression pénale doit mobiliser le corps politique et laisser place à un encadrement juridique empreint de tolérance.

Aseptisée, la ville néolibérale offre des lieux essentiellement transitoires où le citoyen ne fait que circuler, mû par des exigences d’efficacité et de compétitivité. L’accélération sociale, formule développée par le philosophe Hartmut Rosa, permet d’ailleurs de mieux rendre compte des rythmes accélérés que connaissent les citadins. Et c’est peut-être sous ce prisme que l’on doit comprendre l’indifférence généralisée vis-à-vis de la judiciarisation des personnes marginalisées. Leur « immobilisme » social et spatial nous renvoie durement à notre propre aliénation urbaine – les voies de résistance étant encore à tracer.

[1] B. Harcourt, Illusion of Order: The False Promise of Broken Windows, Cambridge, Harvard University Press, 2001.
[2] Quentin Convard, « La politique de la tolérance zéro à New York dans les années 1990 », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, vol. 1, no 35, 2012.
[3] D. Mitchell, The Right to the City : Social Justice and the Fight for Public Space, New York, Guilford, 2003.
[4] M.-È. Sylvestre et al., « De la justice de l’ordre à la justice de la solidarité : une analyse des discours légitimateurs de la judiciarisation de l’itinérance au Canada », Droit et société, n°81, 2012.

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