Relations août 2010
La surdité : un silence plein de bruit
L’auteure est docteure en sociologie
Les personnes sourdes sont systématiquement renvoyées au silence par ceux qui entendent. Si elles sont contraintes au mutisme, c’est au nom d’une norme sociale qui relève d’une société centrée sur l’audition, les sons et les bruits ambiants. Autrement dit, les personnes sourdes savent qu’elles vivent dans le silence parce que notre société « audio-centrée » leur enseigne qu’elles en font l’expérience : « Tout comme la nuit chez l’aveugle, le silence est une idée qui s’impose à celui qui entend », nous dit le psychanalyste Michel Poizat.
Les trajectoires de vie des personnes sourdes sont multiples et il serait périlleux de généraliser leurs conditions. La personne née sourde, par exemple, n’a jamais fait l’expérience d’entendre alors que celle qui l’est devenue, subitement ou progressivement, fait l’expérience d’une privation, voire d’un enfermement. Elle ne perçoit plus ou peu les sons et les bruits ambiants qu’elle produit et qui proviennent de l’extérieur. Cette différence du rapport au silence, définie par un état de manque ou non, est déterminante. Elle établit l’existence même du vocable « silence » en tant qu’absence ou présence de bruits. En effet, la personne sourde de naissance peut être amenée à une certaine compréhension du silence. Mais pour connaître pleinement la signification du silence, il est nécessaire d’avoir fait l’expérience sensible des sons et des bruits.
Contrairement à la croyance populaire, le monde des personnes sourdes est loin d’être silencieux. Il est constitué de bruits ambiants, mais aussi de sons qu’elles émettent. Elles ne sont d’ailleurs habituellement pas muettes – malgré l’expression familière « sourd et muet ». Elles produisent, avec leur bouche, des sons qui viennent appuyer l’expression de sentiments comme la joie, la colère ou la peine. Dans certains cas, ces sons, issus d’une voix potentiellement maîtrisable, mais difficilement maîtrisée, peuvent être jugés disgracieux. Ils peuvent déranger, voire même troubler les individus dotés de l’ouïe. Réprimés par les normes et les codes de la société, ces bruits sont en fait ceux d’une voix non exercée, d’une voix non « dressée », dirait le philosophe Michel Foucault. Lorsque celle-ci est « disciplinée » selon les codes socialement admis, c’est souvent au prix élevé d’un effort individuel constant.
Mais les personnes sourdes émettent aussi des « sons » gracieux : des gestes précis qui fendent l’air, la valse des mains ou encore des expressions faciales et corporelles qui se donnent à voir et que l’on entend. Cette expressivité est susceptible de subjuguer, de surprendre, voire de déranger celui qui n’y est pas habitué. Elle confirme surtout que les sourds, ceux qui communiquent avec la langue des signes, ont les deux pieds dans la dimension symbolique de l’existence. Il suffit d’assister à des pièces de théâtre de personnes sourdes pour s’en convaincre. Elles sont porteuses d’un rapport au sens qui est possible autrement que par la parole et les sons. Cette condition confirme que les personnes sourdes n’appartiennent pas à l’univers de l’animalité ou à celui de l’insensé, univers auxquels elles ont été identifiées historiquement.
La langue des signes, qui enracine les individus dans le monde du sens, constitue « la voix sourde ». Expression d’un riche univers symbolique, elle permet le partage entre les membres d’une communauté qui revendiquent une appartenance culturelle. Cette voix, qui peut être étrangère à la personne qui entend, la confrontant à l’autre, au différent, à l’étrangeté, ouvre une voie vers le symbolique. À l’opposé d’une volonté de « dressage » des comportements selon les normes de ceux qui entendent, il convient d’adopter une attitude d’apprivoisement au nom de l’ouverture à autrui et d’acceptation de la différence.