Relations mai 2010

La souveraineté et ses angles morts

Amélie Descheneau-Guay

La souveraineté et ses angles morts

« Il doit rester des vallées
D’où la parole se lève »

Fernand Dumont, La part de l’ombre

Le débat sur la souveraineté du Québec s’est profondément transformé depuis trois décennies. Certes la question constitutionnelle et celle du partage des pouvoirs entre les gouvernements fédéral et provincial demeurent cruciales car elles impliquent des contraintes réelles d’action – par exemple, lorsque le Québec ne peut décider ni parler en son propre nom au sein des instances internationales. L’enjeu constitutionnel, tout comme ceux de la souveraineté économique et politique, s’inscrit toutefois dans le cadre plus large d’une globalisation capitaliste qui se déploie désormais sous une forme néolibérale intensifiée. C’est précisément en figurant ce contexte « globalitaire » que nous entendons, dans ce dossier, réfléchir l’horizon de la souveraineté nationale. Car plus qu’une simple toile de fond, le discours et les pratiques néolibérales façonnent notre manière d’appréhender la présence du Québec dans le monde, de débattre des « raisons communes » d’un Québec souverain, et ce, parfois aux dépens des finalités originales du projet souverainiste.
Le mouvement souverainiste a été intimement lié, à ses débuts, aux luttes pour la justice et la transformation sociales. Plusieurs de ses militants ont toutefois cédé, au lendemain de la défaite référendaire de 1995, aux pressions néolibérales, notamment lors du Sommet du déficit zéro. La tendance persiste nettement au vue des positions défendues actuellement par le Parti québécois. L’option néolibérale et l’intégration continentale par la voie du libre-échange se sont renforcées en vue de rendre le Québec plus « indépendant ». Or, n’est-ce pas l’effet contraire qui s’est produit? Le libre-échange et la libéralisation des marchés n’affaiblissent-ils pas notre autonomie et notre capacité collective d’action politique, les gouvernements acceptant « souverainement » de se subordonner aux pouvoirs économiques et financiers (voir l’article de Dorval Brunelle)?

Concrètement, pour s’insérer dans l’ordre global et faire du Québec un « État néolibéral fort », nous continuons de concéder nos ressources naturelles presque sans conditions aux multinationales. Notre régime agricole est désormais au service des grands intégrateurs et exportateurs (voir l’article de Roméo Bouchard), et soumis à une logique marchande qui menace la souveraineté alimentaire du Québec.

Cette perte d’une souveraineté que nous avons déjà est symptomatique de la logique néolibérale à l’œuvre. D’abord, en uniformisant le monde par l’unification économique, elle étouffe les souverainetés politiques qui tentent de construire des alternatives à une économie capitaliste et présente celle-ci comme le seul modèle de développement possible. Elle démantèle ainsi les différentes formes originales de la vie en société, dissout les raisons fortes du vivre-ensemble et exploite ensuite cette dissolution des référents, notamment en récupérant les angoisses identitaires. Dans son article, Gilles Gagné montre de manière éloquente comment l’actuel débat identitaire au Québec détourne notre attention des véritables enjeux sociétaux – indissociables de la question de la souveraineté : la crise que le monde traverse menace non seulement la dimension symbolique des sociétés, mais aussi les conditions concrètes d’existence de l’humanité.

Parmi les voies porteuses d’espoir, il y a celle choisie par différents groupes et mouvements sociaux conscients que pour s’atteler à ces enjeux fondamentaux, il faut d’abord reconquérir une véritable souveraineté populaire. Cette reconquête des espaces de souveraineté est à faire maintenant, en solidarité avec les différentes souverainetés populaires du monde. Québec solidaire, qui s’inscrit dans la tradition du nationalisme de gauche, œuvre dans cette perspective en proposant notamment la mise en place d’une assemblée constituante (voir l’article de Gilles Bourque). Cette démarche nous permettrait de décider de notre avenir et des règles qui régissent notre vie collective, dans l’horizon d’une réappropriation collective des institutions politiques et, surtout, d’une redéfinition des orientations normatives qui les fondent.

L’essentiel de la tâche consiste donc non seulement à préserver ce qui reste de la souveraineté politique dans le capitalisme globalisé – qui se déploie précisément contre elle –, mais également à concrétiser les principes de justice sociale qui doivent être à la base d’un Québec souverain. La lutte pour limiter le pouvoir de la globalisation s’accompagne donc d’une refondation politique, dont le premier geste peut être de soumettre, souverainement, l’économique au politique afin de reprendre notre capacité d’agir sur le monde.

La souveraineté et ses angles morts

Restez à l’affut de nos parutions !
abonnez-vous à notre infolettre

Share via
Send this to a friend