Relations Hiver 2020-2021
La quête de reconnaissance des sages-femmes
L’auteure, chargée de cours au Département des sciences humaines de l’Université du Québec à Trois-Rivières, a notamment publié Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne (Remue-ménage, 2014)
La naissance a, le plus longtemps, été une affaire domestique. Le temps et la manière étaient jadis ceux de la mère et, même s’il n’était pas de coutume que l’homme se tienne auprès de son épouse en travail, il pouvait bien arriver qu’il y soit. Au-delà des normes socioculturelles et des nécessités (comme lorsqu’une vie est en danger), les usages étaient d’abord ceux du couple qui s’apprête à accueillir, sous son toit, une nouvelle vie. C’est l’accélération de la médicalisation de la société durant le XXe siècle qui viendra changer la donne. Voici cette histoire, esquissée à grands traits.
Avec la professionnalisation des médecins et leur monopolisation des soins diagnostics et curatifs, à la fin du XIXe siècle et au début du suivant, les sages-femmes sont graduellement éliminées du paysage obstétrical. Celles qui restent sont rares. Elles assistent les femmes dans les milieux où il n’y a aucun médecin en exercice. La mise en place d’un système sanitaire centré sur l’hôpital favorisera l’élaboration d’un nouveau modèle d’accouchement, encore plus médicalisé. Ainsi, dès le milieu du XXe siècle, les femmes enceintes sont systématiquement dirigées vers l’hôpital pour mettre au monde leur enfant. Le scénario est alors le suivant : dès son admission, la femme en travail est prise en charge par le personnel médical et soumise à une variété de soins de prévention et de surveillance. Simultanément, des médicaments lui sont administrés afin de réguler les contractions et de contrôler ses douleurs (la femme est maintenue en état de somnolence, puis « endormie » au moment de l’expulsion). Ces interventions ont souvent pour effet d’en entraîner d’autres, telle que l’utilisation de forceps. Dans tous les cas, l’avis de la femme n’est pas requis. Pendant ce temps, le père est invité à s’installer dans la salle d’attente ou à retourner chez lui. Le nouveau-né, rarement allaité, est gardé dans une pouponnière, « à l’abri des microbes ».
Si la majorité des parents acceptent la nouvelle façon de faire (le savoir médical étant synonyme de Progrès), ils ne sont pas tous à l’aise avec le nouveau rituel hypermédicalisé, loin s’en faut. Durant les années 1970 et 1980, l’accouchement à domicile, organisé « avec les moyens du bord », sera la voie choisie par certaines personnes pour y échapper. Quelques sages-femmes avant la lettre, essentiellement autodidactes, connues en certains milieux « alternatifs » de la santé, se montrent disponibles pour les aider. Ces pratiques, devenues hors normes, exposaient chacun des acteurs et actrices au jugement d’autrui, souvent sévère.
Durant les dernières décennies du XXe siècle, le nouveau militantisme pour l’humanisation de la naissance (un mouvement lié au vaste mouvement féministe) multiplie les démarches pour que des sages-femmes soient intégrées dans le système public de santé afin d’offrir des services démédicalisés en périnatalité. C’est à l’arraché que les militantes parviendront à leurs fins, devant affronter l’opposition farouche des associations de médecins et même celle des infirmières et infirmiers. L’incorporation progressive des sages-femmes dans le système de santé québécois s’amorce au début des années 1990 avec l’ouverture des huit premières maisons de naissance. Il s’agit de maternités de petite taille, séparées de l’hôpital, où sont dispensés les services de suivi prénatal et postnatal et où peut se dérouler l’accouchement selon un mode démédicalisé. En 1999, une nouvelle loi vient officialiser et encadrer la nouvelle profession et une formation complète en pratique sage-femme, menant à l’obtention d’un permis de pratique, est lancée à l’UQTR.
Au tournant du millénaire, ces nouveautés suscitent beaucoup d’espoir, d’autant plus que l’élargissement de l’accès aux services de sages-femmes fut inscrit parmi les objectifs de la nouvelle Politique de périnatalité 2008-2018 du gouvernement québécois. L’histoire récente est toutefois marquée par un certain désenchantement. Les militantes se plaignent notamment de l’extrême lenteur du développement des services (sous-financés et inaccessibles en bien des endroits) en même temps qu’elles découvrent certains effets néfastes liés à l’encadrement institutionnel auquel elles ne peuvent plus échapper. Les sages-femmes doivent entre autres se soumettre à des protocoles partagés par toutes les personnes pratiquant l’obstétrique, de sorte qu’elles ne peuvent plus prendre de décisions adaptées à une cliente spécifique et à une situation particulière, comme décider d’assumer la responsabilité de l’accouchement d’une femme qui dépasse, ne serait-ce que d’une seule journée, les 42 semaines de gestation (au-delà de quoi, les sages-femmes sont tenues de procéder à un transfert de soins vers un médecin). L’organisation du travail et le faible nombre de sages-femmes font également en sorte qu’une femme ne peut pas toujours compter sur la présence des sages-femmes qu’elle connaît (rencontrées lors des consultations prénatales) lors de son accouchement. Or, l’approche personnalisée et la continuité des soins durant le continuum grossesse-accouchement-suivi postnatal a été un motif historique de l’appui des militantes à l’intégration des sages-femmes dans le système de santé. Ces déceptions peuvent expliquer, du moins en partie, que des personnes recourent encore, comme durant les années 1970 et 1980, à des ressources non professionnelles pour les assister lors d’une naissance à domicile. S’ils traduisent la volonté inaltérable de certains parents d’agir à leur manière, ces accouchements dits « autonomes » sont néanmoins une source de stress parfois intense.
En somme, même lorsqu’il se déroule hors d’un centre hospitalier, l’accouchement est de nos jours très loin d’être l’affaire domestique et privée qu’il fut pour nos (pas si lointains) aïeules et aïeux.