Relations mai 2011

L'emploi : l'étau de la précarisation

Rolande Pinard

La précarisation de l’emploi : de quoi s’agit-il?

L’auteure est sociologue

L’emploi stable, à temps plein, avec un seul employeur, sur sa propriété, a représenté le modèle dominant pendant à peine trente ans (1945-1975). Tous, et surtout toutes, n’en bénéficiaient pas. Les emplois précaires – à temps partiel, occasionnels, temporaires, saisonniers, intérimaires – existaient sous le règne de la sécurité d’emploi. On les retrouvait en grande partie dans des services privés assujettis à des variations d’achalandage (restauration, hôtellerie, commerce de détail, etc.) et dans des emplois tenus par des femmes. On les y retrouve toujours. Le processus de la précarisation des emplois s’attaque, par définition, à des emplois qui faisaient jusque-là partie du modèle dominant. Les nombreuses études portant sur les emplois « atypiques », depuis trente ans, font état de la remise en cause de la sécurité d’emploi, des revenus et des avantages qui lui sont associés. Ce processus est le fait d’agents économiques qui prennent des décisions en fonction de leurs intérêts privés.

Dans le secteur manufacturier, les grandes entreprises de la production de masse – qui furent le fer de lance de l’emploi stable – ont accentué la mondialisation de leur production dans les années 1970, provoquant, dans les économies au capitalisme avancé, un phénomène de désindustrialisation et de précarisation des emplois (ex. : des travailleurs de l’automobile qui se retrouvent chez McDo). Puis, nous avons assisté à l’éclatement des grandes entreprises qui transfèrent l’irrégularité des commandes à de petites et moyennes entreprises (PME) – fournisseurs et sous-traitants – et à leurs employés, ainsi assujettis aux hauts et aux bas de la production.

Dans les services, les employés des secteurs public et parapublic ont été parmi les premiers touchés par la précarisation des emplois malgré un fort taux de syndicalisation. Les services privés, quant à eux, bénéficient d’un faible taux de syndicalisation qui leur permet de poursuivre librement la précarisation, aidés par les nouvelles technologies de l’information et des communications. Celles-ci confèrent une nouvelle souplesse au travail, car elles permettent de travailler partout, tout le temps. Mais cette flexibilité est habituellement synonyme de précarité pour les employés : ce sont eux qui absorbent les chocs en provenance d’un environnement changeant, producteur d’horaires variables, imprévisibles et réduits, entraînant l’incertitude, la discontinuité et l’insuffisance des revenus du travail. Cela a pour effet d’étaler la plage de temps disponible exigée de ces employés et de faire entrer la logique organisationnelle des entreprises dans leur vie privée. L’appauvrissement lié aux emplois précaires s’étend aux périodes hors travail (de chômage, de maternité, de retraite), car les prestations auxquelles on a droit seront proportionnelles aux revenus moindres reçus.

Les auteurs du rapport Bernier[1] font état de plusieurs accrocs aux droits et protections sociales liés au travail, chez les employés précaires. La raison principale en est l’exigence du service continu avec un employeur pour que ces droits et protections s’appliquent pleinement. Ainsi, plusieurs dispositions de la Loi sur les normes du travail présentent une telle exigence; c’est le cas pour avoir droit aux vacances annuelles, à des jours fériés, chômés et payés, à un avis de cessation d’emploi, au recours à l’encontre d’un congédiement sans cause juste et suffisante, à la rémunération de certains congés familiaux, à la protection en cas d’absence pour maladie ou accident.

D’autres dispositions ont été conçues en fonction d’un emploi à temps plein, comme c’est le cas de celles concernant les heures supplémentaires : le salarié doit recevoir un salaire majoré ou se prévaloir d’un congé compensatoire lorsque ses heures travaillées dépassent la norme de la semaine de 40 heures. Dans le cas des employés à temps partiel, dans la mesure où les 40 heures ne sont pas dépassées, la durée de la journée de travail peut être allongée sans être assujettie aux heures supplémentaires. Pour eux, le respect de ce droit exige de décréter la journée normale de travail de huit heures.

La précarisation implique qu’un nombre croissant d’employés sont exclus de l’exercice de certains droits. À cet égard, l’augmentation de l’importance du « travail autonome » révèle une tendance accrue au délaissement des droits. Le travail autonome n’est pas un emploi, même précaire, puisqu’il n’y a pas de lien de subordination à un employeur; ce n’est pas non plus un travail, puisqu’il est régi par un contrat commercial de vente de services (et non par un contrat de travail). Ni emploi ni travail, il est étranger aux droits et protections qui leur sont liés. Qu’on lui rattache maintenant des protections minimales d’assurance (parentale, chômage) ne sert qu’à légitimer l’expansion de cette catégorie hors la loi.

Après le court interlude de la sécurité d’emploi comme modèle dominant dans les pays industrialisés, les entreprises reviennent à l’exploitation classique de la main-d’œuvre. La survie du capitalisme, malgré toutes ses nouvelles sophistications financières et autres, dépend toujours, en dernière analyse, du travail. La précarisation de l’emploi présente en ce sens une dialectique potentiellement émancipatrice : elle reflète une incapacité des (non)salariés d’agir collectivement pour combattre l’exploitation; mais elle peut aussi être l’occasion d’échapper à l’assujettissement à un employeur, de le mettre à sa place : un dépendant et un bénéficiaire du travail.

 


 

[1]Jean Bernier, Guylaine Vallée et Carol Jobin, Les besoins de protection sociale des personnes en situation de travail non traditionnelle, Gouvernement du Québec, ministère du Travail, 2003.

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