Relations Printemps 2023 / Dossier

La police : un pouvoir disproportionné

À l’heure où le profilage racial, social et politique exercé par les corps policiers est de plus en plus dénoncé, alors que les actes de brutalité allant jusqu’au meurtre de personnes en détresse sont décriés, se heurtant en général à un climat d’impunité inacceptable, il y a lieu de remettre en question l’étendue du pouvoir accordé à la police. Depuis le mouvement Black Lives Matter et la diffusion des initiatives en faveur du définancement de la police, le rôle de celle-ci est de plus en plus contesté dans notre société. Ce dossier explore nos rapports avec la police et réfléchit au symptôme de la déliaison sociétale qu’elle représente en jouant un rôle dominant là où il y a fracture du lien social et communautaire. Il analyse également comment la sécurité, la paix et la justice sociales, ainsi que le respect des droits peuvent être mieux assurés sans la police.
* Dossier élaboré en collaboration avec Mouloud Idir.
La police a-t-elle trop de pouvoir ? Si cette question trouve rarement un écho direct dans la population en général, bombardée au quotidien de représentations du « bon flic » protecteur de la société civile et souvent peu exposée aux dérives de l’institution, elle s’inscrit toutefois depuis de nombreuses années au cœur des préoccupations de certaines populations (pauvres et marginalisées, racisées ou autochtones en particulier) et des groupes militants antiracistes et de gauche. C’est ainsi que les abus policiers et les actions ciblées à l’égard de ces populations ont entraîné la création de mouvements sociaux et politiques dénonçant la brutalité et le profilage policiers et, plus récemment, la constitution d’un savoir scientifique sur la police.
Rattachées à des lieux de production distincts — l’université ou la rue —, ces perspectives critiques soulèvent néanmoins des enjeux similaires : profilage social, racial et politique ; judiciarisation des problèmes sociaux ; militarisation des forces policières ; usage décomplexé de la violence lors d’interventions de routine ou spéciales ; répression des manifestations et des mouvements de masse ; irréformabilité de l’institution policière, etc. La récurrence de ces problématiques, souvent tristement appuyées par l’actualité, amène d’aucuns à s’interroger sur la fonction réelle de l’institution policière dans les sociétés libérales et inégalitaires qui sont (encore) aujourd’hui les nôtres, et à mettre en doute le monopole de la force légitime qui lui est remis par l’État. Quels pouvoirs donnons-nous à la police ? Quels pouvoirs lui avons-nous donnés, lesquels devrions-nous lui reprendre, et à quelles fins ?
Les crises sociales et politiques des dernières décennies ont révélé les logiques de répression et d’intervention différenciées qui caractérisent trop souvent les activités de la police dans les sociétés capitalistes avancées. La gestion musclée de la pandémie en est un exemple — pensons simplement au rôle joué par la police dans l’imposition du couvre-feu, au Québec, à l’hiver 2021 —, comme l’ont été avant elle la répression policière de nombreux mouvements. Pensons par exemple à Black Lives Matter aux États-Unis et ailleurs, à la résistance des Wet’suwet’en en Colombie-Britannique ou des Sioux à Standing Rock, à la mobilisation des Gilets jaunes en France, à la grève étudiante de 2012 au Québec, au mouvement Occupy, en passant par les manifestations contre les grands sommets (des Amériques, du G20, du G7, etc.), sans oublier les printemps arabes au Moyen-Orient ou encore la répression actuelle des luttes pour la justice climatique.
Cette répression hautement médiatisée expose la brutalité de tactiques policières de plus en plus sophistiquées, déployées à l’encontre de citoyens et de citoyennes dont le seul « crime » n’est souvent que de revendiquer leurs droits. Elle s’ajoute aux actes de violence invisibles perpétrés quotidiennement par la police à l’encontre de populations marginalisées et sujettes au profilage — personnes noires, autochtones, en situation d’itinérance, consommatrices de drogues, présentant des problèmes de santé mentale ou engagées dans la prostitution, par exemple. Des événements comme la mort de George Floyd aux États-Unis, celle de Fredy Villanueva plus près de nous, ou encore l’arrestation arbitraire de Mamadi Camara, accusé faussement et sans preuves de tentative de meurtre sur un policier par le Service de police de la ville de Montréal (SPVM) à l’hiver 2021, ne sont que la pointe de l’iceberg d’un problème systémique qui mine l’existence de populations entières. Celui-ci perpétue les stéréotypes à leur égard et alimente la méfiance et les statistiques sur la criminalité, quand les interventions policières ne conduisent pas tout simplement au décès d’individus vulnérables.
Même la Cour supérieure du Québec, institution conservatrice par excellence, a admis la nature systémique du profilage policier à l’égard des personnes noires (référant au phénomène du « driving while black ») dans son jugement Luamba c. Procureur général du Québec (2022 QCCS 3866), rendu à l’été 2022[1]. En invalidant l’article 636 du Code de la sécurité routière permettant aux policiers et policières de procéder à des interceptions routières sans motif réel, parce qu’il favorise les arrestations arbitraires fondées sur des préjugés raciaux implicites, la Cour reconnaît que le problème du profilage existe ici aussi, et que la loi accorde un pouvoir discrétionnaire trop grand aux forces policières en service.
Les craintes et la perte de confiance de certains groupes envers la police sont donc justifiées, mais heureusement, comme le soulignent plusieurs textes de ce dossier, cette méfiance, plutôt que de simplement paralyser, suscite l’inventivité et l’imagination de solutions de rechange aux approches policières conventionnelles. Cela inclut, outre la réforme de la culture institutionnelle, le désarmement, le définancement, voire l’abolition de la police au profit de l’organisation communautaire. Proposant la réforme de l’institution ou son rejet, les mouvements qui portent ces idées ont en commun non pas de remettre en cause le contrôle du crime ou l’importance du maintien de l’ordre dans les sociétés, mais de faire la critique de la démesure de l’action et de l’institution policières. À l’encontre des idées reçues, on rappellera que la preuve d’une corrélation entre l’augmentation des effectifs policiers et la diminution du crime n’a jamais été faite ; les raisons de l’obésité grandissante des corps policiers doivent être cherchées ailleurs[2]. La critique de la démesure policière comprend en outre celle de la militarisation accrue de la police et de l’usage de plus en plus répandu d’armes dites non létales, qui, malheureusement, blessent, mutilent et parfois tuent.

Somme toute, ce qui est en cause dans l’ensemble de ces critiques est souvent moins l’action d’individus isolés que l’institution policière elle-même, voire les formes d’institutionnalisation de la police qui, au fil du temps, s’est vu confier de plus en plus de pouvoirs, sans qu’on accorde suffisamment d’attention à l’éradication des injustices sociales à la racine de nombreux problèmes. La petite histoire nous rappelle en effet que la police moderne a été créée avec l’essor des sociétés capitalistes, afin de protéger les riches et les industriels de la criminalité et du désordre soi-disant inhérents aux classes populaires, apaisant ainsi la crainte de voir les pauvres se révolter contre l’ordre établi. Selon ce point de vue, non démenti par les corps policiers eux-mêmes — il faut lire à cet effet les historiques présentés par la Sûreté du Québec et le SPVM sur leur site Web respectif —, la police moderne aura donc été, dès le départ, mise au service de l’État capitaliste et de ses classes dirigeantes, en opposition notamment aux mouvements ouvriers naissants, qui comptent parmi les premières victimes de la répression policière. En témoignent par exemple, au Québec, les actions policières lors des grandes grèves du XXe siècle, dont celles des travailleuses et travailleurs du textile à Valleyfield et à Louiseville, ou encore celles des mineurs d’Asbestos, de Murdochville et de Thetford Mines.
Selon l’économiste et politologue Paul Rocher (Que fait la police ? et comment s’en passer, Paris, La fabrique, 2022), cette police dite moderne, par opposition à ses formes prémodernes, se caractérise par la professionnalisation d’un nouveau corps de métier chargé de la sécurité publique et du maintien de l’ordre, soit un organe indépendant de la société civile, dépositaire de la violence étatique et d’un important pouvoir discrétionnaire. Cette organisation en corps indépendant participe à la constitution d’une culture propre à l’institution, créatrice d’habitus durables et difficilement réformables.
Il importe de rappeler aussi l’implication directe des forces policières dans la colonisation. Comme le rappelle Mylène Jaccoud dans ce dossier, la Gendarmerie royale du Canada a été expressément formée afin d’appuyer les politiques coloniales d’appropriation des terres et de mise sous tutelle des peuples autochtones. C’est donc dire que les racines du profilage social et politique et du racisme systémique au sein de la police ne datent pas d’hier, mais aussi que l’institution policière elle-même, dans son rapport intrinsèque à l’État, n’est pas neutre.
Comment penser alors une police au service de tous les citoyens et de toutes les citoyennes ? Est-il possible d’imaginer un monde sans police ? Les auteurs et autrices de ce dossier nous invitent à réfléchir aux forces et aux écueils de chacune de ces positions.
[1]Ce jugement a été porté en appel par le gouvernement du Québec en novembre 2022.
[2] Selon le ministère de la Sécurité publique (Criminalité au Québec — Principales tendances 2021, Québec, 2022 [en ligne]), malgré une hausse des crimes contre la personne au Québec en 2021, la tendance observée depuis les 20 dernières années est une baisse de la criminalité. Sur l’absence de corrélation entre les effectifs policiers et la baisse de la criminalité, voir David H. Bayley, Police for the Future, New York, Oxford University Press, 1996.