Relations novembre 2012

Thomas Chiasson-LeBel et Benoît Coutu

La petite histoire du carré rouge

Les auteurs sont respectivement doctorant en sociologie à l’Université York de Toronto et chargé de cours au Département de sociologie de l’UQAM

Né de la grève étudiante de 2005, le carré rouge aura acquis en 2012 toute sa force en tant que symbole d’une contestation ralliant de multiples luttes sociales.
 
Omniprésent dans le paysage québécois lors du « printemps érable » de 2012, le carré rouge a traversé les frontières, voyageant au Canada, en France, aux États-Unis, en Belgique et ailleurs dans le monde. Des personnalités publiques l’ont adopté, certaines l’ont ensuite renié. Mais d’où vient-il? Que nous dit-il?
 
La genèse
En 2005, la grève étudiante fut déclenchée le jour de la tenue d’un « 5 à 7 » des cycles supérieurs de sociologie de l’UQAM. Dans ce contexte, nous (les auteurs de ce texte, ndlr) cherchions un symbole pour la première manifestation de la grève, prévue la semaine suivante à Sherbrooke. Rappelons que cette grève s’opposait à une réforme du régime de prêts et bourses qui en déléguait le contrôle aux banques et réduisait le montant des bourses. La revendication qui cristallisera le conflit sera d’ailleurs l’opposition à la conversion de 103 millions de dollars de bourses en prêts.
 
Après moult tergiversations, nous en sommes venus à la conclusion que le symbole recherché devait être simple pour que sa force émane du fait qu’il soit porté par le plus de gens possible. Émergea ainsi l’idée du bout de feutre à épingler. Mais de quelle forme et de quelle couleur? Après une revue historique de bien des possibilités et de leurs significations, l’un d’entre nous proposa le carré rouge. Simple à réaliser, simple à distribuer, simple à porter et à partager. Le hasard a voulu que le Collectif pour un Québec sans pauvreté ait adopté le même symbole, en 2004. Mais au moment de notre remue-méninges pour trouver une identité visuelle à la lutte étudiante, en 2005, nous en ignorions l’existence. Et, bien que se dégagent certains éléments de complémentarité des luttes entre les deux mouvements, il faut toutefois préciser qu’il ne s’agissait ni d’une continuation, ni d’une récupération. Le carré rouge est un symbole d’unité de multiples luttes sociales entreprises indépendamment les unes des autres; et si nous en revendiquons ici la paternité, c’est pour mieux réaffirmer qu’il s’agit d’un symbole qui appartient à tout le monde et qui ne saurait être la propriété exclusive de qui que ce soit. Sa force découle en effet de son partage massif.
 
Rapidement, on nous posa la question : pourquoi un carré rouge? « Parce qu’on est carrément dans le rouge! », répondions-nous à la blague. L’idée que le rouge est la couleur associée au socialisme révolutionnaire traînait également dans nos esprits, mais elle semblait inadéquate pour rallier largement les gens à notre cause. Ceci dit, la chose devenait d’autant plus intéressante : répandre de façon subliminale des idées socialistes! Hélas, cet espoir était vain, car si un symbole peut véhiculer un contenu, il peut difficilement convaincre à lui seul.
 
Nous avons ensuite pris contact avec le comité des communications de la Coalition de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante élargie (CASSÉE) en vue de faire adopter l’idée par l’ensemble des associations en grève. Pressentant qu’elle serait acceptée, nous nous sommes immédiatement précipités chez un marchand de tissu, plutôt médusé par notre désir d’acheter pour 150 $ de feutre rouge et d’épingles de nourrice. Nous avons ensuite commencé à découper les premiers de ces désormais célèbres carrés rouges. Le premier congrès de la CASSÉE adopta en effet l’idée, et la semaine suivante, lors de la conférence de presse de lancement de la grève, le comité de communication avait, avec l’aide d’étudiants en arts, recouvert l’agora de l’UQAM de carrés, de cubes et de bannières rouges. Le symbole était officiellement catapulté dans la sphère publique.
 
En 2005, en traversant l’UQAM en grève, nous pouvions croiser ici et là, dans les corridors, des étudiants qui découpaient du feutre et y plantaient des épingles en discutant des derniers évènements. Rapidement, les rues de Montréal ont arboré le carré rouge. Chacun pouvait se l’approprier. Aussi, des étudiants avaient donné de la profondeur au symbole en bâtissant d’énormes cubes rouges, montés sur des roulettes, dans lesquels se dissimulaient des artistes qui en profitaient pour graffiter sur le sol quelques œuvres d’art éphémères.
 
De 2005 à 2012
Le carré rouge demeurera le symbole de la lutte et de la condition étudiante bien plus longtemps que nous ne l’espérions. Depuis, sa formule s’est déclinée : carré bleu pour le mouvement uqamien contre le naufrage de l’îlot Voyageur (2007), carré orange des professeurs de l’UQAM en grève (2009). Le carré rouge sera repris intégralement lors d’une grève des employés étudiants de l’Université York à Toronto (2008-2009). Il fut présent en France lors de la grève étudiante contre le Contrat de première embauche (CPE) en 2006 – en raison de la présence d’étudiants québécois à Paris, mais aussi parce qu’un symbole similaire avait été utilisé par le mouvement de 1995 contre le néolibéralisme. D’ailleurs, il existe une revue française au nom de Carré rouge. Et ici même, à Montréal, les Éditions libres du Carré rouge sont nées de la grève étudiante de 2005 avec un premier ouvrage collectif portant sur cette grève, publié en 2006.
 
Utilisé lors d’autres grèves étudiantes, le carré rouge s’est toutefois imposé comme symbole sans équivoque de la grève étudiante et de la lutte populaire de 2012. Fort en signification, des groupes se le sont approprié en le modifiant : une poignée de militants libéraux ont lancé le carré vert pour manifester leur solidarité partisane et leur accord avec la hausse des frais de scolarité. De même, le père d’une étudiante gravement blessée par les policiers a proposé le carré blanc pour réclamer une trêve. Enfin, apparurent le carré noir pour dénoncer le projet de loi 78, et le carré gris, pour dénoncer les coupes dans la fonction publique canadienne.
 
Mais aucun de ces symboles n’a l’importance du carré rouge. Ce dernier a même été porté à l’Assemblée nationale par des députés du Parti québécois, en 2005 comme en 2012, bien que ceux-ci ne semblent pas comprendre toute la portée du mouvement qui dépasse largement leur réponse timide aux réformes du gouvernement Charest.
 
Lors de la présentation du projet de loi 78, la ministre de l’Éducation d’alors, Michelle Courchesne, n’a pas démenti que le port du carré rouge pourrait être contraire à cette loi, laissant le soin aux procureurs et aux policiers d’en décider… Pendant le Grand prix de Formule 1, alors que s’annonçaient quelques manifestations, les policiers chargés de protéger l’évènement « privé » iront jusqu’à cibler et placer en détention des personnes le portant[1] – ce qui n’était toutefois pas une première. Lors d’élections partielles en juin, des électeurs ont été refoulés aux urnes parce qu’ils portaient le carré rouge.
 
Un symbole puissant 
Signe de sa force, qui dérange le pouvoir, le carré rouge sera démonisé par le gouvernement. L’ex-ministre de la Culture, Christine St-Pierre, l’associera à la violence et à l’intimidation. Ce n’est évidemment pas la signification que lui attribue la jeunesse du Québec. Aujourd’hui, il est symbole de lutte politique et de justice sociale, de solidarité, de démocratie, d’égalité, de conscience écologique, de résistance à la répression. Sans être un symbole socialiste, il représente néanmoins une volonté de se débarrasser d’un régime politico-économique néolibéral dangereux de par les crises, les conflits et la paupérisation qu’il génère. Bref, il symbolise la nécessité d’une transformation profonde de notre société, de notre mode de vie et de nos rapports sociaux en général.
 
Son sens demeure flottant, mais quoi qu’en disent ses opposants, le fait qu’il ait été brandi par tant de gens le rend légitime : il est devenu le symbole du droit, voire du devoir de se soulever collectivement contre un gouvernement corrompu qui promeut un modèle de développement inique. Ce même modèle qui enrichit les compagnies privées à l’aide des ressources collectives et appauvrit la population tout en réduisant l’accès à l’éducation, brimant ainsi un droit durement gagné.
 
La véritable vie du carré rouge, ce qui en fait le succès et le dynamisme, c’est non seulement qu’il est aisé à fabriquer et à partager, mais surtout qu’il n’est la propriété de personne. Il représente donc bien un mouvement dont la force provient de son caractère profondément démocratique. C’est ce qui stimule l’initiative et la créativité des étudiants de partout au Québec, qui se soulèvent pour l’éducation d’abord, mais aussi contre le type de société que nous ont imposé le gouvernement Charest et ses prédécesseurs depuis si longtemps.

Avec la collaboration de Robert Ménard et Jean-Christophe Lessard.


[1] Catherine Lalonde et Raphaël Dallaire-Ferland, « Carrés rouges, vos papiers », Le Devoir, 11 juin 2012.

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