Relations septembre-octobre 2019
La pénurie de main-d’œuvre, réalité ou prétexte ?
L’auteure, sociologue indépendante, a publié La révolution du travail. De l’artisan au manager (Liber, 2000 et 2008) et L’envers du travail. Le genre de l’émancipation ouvrière (Lux, 2018)
Le discours sur la pénurie de main-d’œuvre est omniprésent au Québec depuis quelques années. Est-il toujours pertinent ou ne sert-il pas, le plus souvent, à justifier le recours à des travailleurs précaires sans améliorer des conditions de travail inacceptables ?
On parle beaucoup de pénurie de main-d’œuvre au Québec ces dernières années, dans un contexte où le taux de chômage est très faible, ce qui a pour effet de resserrer le rapport entre l’offre et la demande de main-d’œuvre. Nous devrions dans ce cas assister à une tendance à la hausse des salaires, y compris dans les postes au bas de l’échelle, pour attirer les candidatures. Or, les salaires stagnent, voire diminuent, en valeur réelle, depuis 40 ans[1]. Pour comprendre le sens de ce discours sur la pénurie de main-d’œuvre, il faut le situer dans le contexte plus large de la mondialisation capitaliste et de ses répercussions locales. Assistons-nous vraiment à une pénurie de main-d’œuvre ou plutôt à une des formes d’exploitation associées au capitalisme globalisé désignée sous le concept de « précariat globalisé » ? La question se pose compte tenu de la hausse tendancielle du recours à des travailleurs migrants temporaires pour combler des postes dits « peu spécialisés » et peu payés, sans accès ou presque aux droits sociaux liés au travail et sans la possibilité d’obtenir la résidence permanente. Pour commencer à répondre à cette question, il faut d’abord voir si les difficultés de recrutement sont liées à une pénurie de main-d’œuvre ou alors à d’autres facteurs liés à la demande ou à l’offre de main-d’œuvre. Car nous sommes ici en présence de deux pôles – l’entreprise et la main-d’œuvre – qui, s’ils sont nécessaires l’un à l’autre, poursuivent des objectifs fort différents, voire opposés.
Difficultés de recrutement : des causes diverses
Les difficultés de recrutement dans certains secteurs et régions du Québec ne sont pas nouvelles. Dans le cadre d’une étude portant sur la gestion prévisionnelle de la main-d’œuvre, effectuée en 2007, j’ai constaté que plusieurs employeurs de différents secteurs avaient du mal à recruter du personnel à cause des mauvaises conditions de travail offertes, des salaires relativement bas et de la précarité des emplois (c’était le cas dans les industries du meuble, du commerce de l’alimentation et du transport routier). Ailleurs, les difficultés étaient liées au fait que les jeunes n’étaient pas intéressés par les métiers proposés ou que la formation initiale faisait défaut, était insuffisante ou mal connue. Le passage à la retraite des baby-boomers est un phénomène prévisible qui peut aussi créer des problèmes de recrutement lorsque rien n’a été fait pour y faire face.
Autre facteur à considérer : la restructuration des grandes entreprises qui se sont mises à externaliser des activités jugées accessoires pour refiler les coûts liés aux aléas de la production à des fournisseurs et des sous-traitants. Ces derniers, tributaires des commandes de l’entreprise cliente, embauchent et mettent à pied selon les besoins de la production et ils ne trouvent pas toujours la main-d’œuvre voulue, en quantité nécessaire, au moment requis. C’est le prix à payer pour la « flexibilisation » de la main-d’œuvre. Les rationalisations qui ont cours depuis les années 1980 ont entraîné des réductions draconiennes de personnel, rendant les entreprises vulnérables à des absences ou à des départs impromptus ainsi qu’à des variations dans la production. Dans ce contexte de production au plus juste (« lean production »), la tendance des employeurs à réagir au dernier moment crée des situations de crise, souvent imputées à une pénurie de main-d’œuvre.
Pour les emplois peu ou pas qualifiés, on a de plus en plus tendance à contourner la difficulté de recrutement par le recours à des travailleurs étrangers temporaires plutôt que par l’amélioration des salaires et des conditions de travail. En même temps, on constate une discrimination persistante à l’embauche envers certaines catégories de la population, dont les Autochtones, les minorités visibles et les immigrants. Les personnes appartenant à ces groupes ont du mal à trouver un emploi en raison de leur condition sociale, de préjugés de la part des employeurs et des pratiques discriminatoires qui s’ensuivent, de l’insuffisance de formation, des politiques d’entreprises ou d’ordres professionnels. La main-d’œuvre est là, mais les obstacles à son embauche ne sont pas levés par ceux qui en ont le pouvoir, même lorsque des postes sont disponibles.
Les difficultés de recrutement, on le voit, peuvent être attribuables à bien d’autres causes qu’à une réelle pénurie de main-d’œuvre. Les solutions aux difficultés de recrutement ne sont donc pas toutes liées à la main-d’œuvre.
L’exemple des secteurs de la santé et de l’enseignement
Les secteurs de la santé et de l’enseignement suscitent de grandes inquiétudes au sujet d’une « pénurie » d’infirmières et d’enseignantes[2]. Ici aussi, on tend à se tourner vers l’étranger pour combler des postes. Or, la main-d’œuvre infirmière est en croissance continue depuis 2012-2013[3]. Interviewée dans La Presse+ le 10 mai 2016, Régine Laurent, alors présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec, précisait que « 50 % des infirmières et 67 % des infirmières auxiliaires ont un statut à temps partiel au Québec ». Si 70 % des professionnelles en soins étaient à temps plein, on résoudrait les problèmes d’accessibilité, stabiliserait les équipes, diminuerait les heures supplémentaires et réduirait l’absentéisme.
Le temps supplémentaire obligatoire est devenu une forme habituelle de « gestion » du personnel en soins infirmiers parce qu’on peut compter sur l’obligation déontologique imposée par l’Ordre des infirmières de ne pas abandonner les patients. Cette forme paresseuse de gestion a probablement incité une partie des infirmières à opter pour d’autres lieux ou formes de pratique. Cette anomalie destructrice de la vie de ces professionnelles est certainement un facteur explicatif important des difficultés de recrutement d’infirmières.
En ce qui concerne les difficultés de recrutement des préposées aux bénéficiaires, les faibles salaires associés à cette exigeante activité rebutent les candidates potentielles, et le manque de personnel qui s’ensuit aggrave la situation. Si les employeurs des secteurs public et privés acceptaient de reconnaître l’importance de cette fonction et des personnes qui la remplissent et amélioraient le service et les conditions de travail, la difficulté actuelle d’en recruter serait fort probablement aplanie. Le mode de gestion du personnel dans le secteur de la santé a été fortement influencé par les méthodes utilisées dans le secteur privé, notamment la méthode Toyota consistant à faire soi-disant plus avec moins. Les soins, mesurés et chronométrés, sont réduits et déshumanisés, ce qui atteint le caractère professionnel de la pratique. L’annonce faite par la ministre responsable des Aînés et Proches aidants, Marguerite Blais, le 29 avril dernier, à l’effet qu’il faudra embaucher 60 000 personnes dans le secteur de la santé, dont la moitié devraient être des préposées aux bénéficiaires, devrait améliorer la situation. Pour attirer 30 000 candidatures de préposées, il faudra toutefois valoriser cette fonction, dans tous les sens du terme, et ne pas compter seulement sur des candidatures immigrantes appâtées par un discours trompeur.
Dans le secteur de l’enseignement primaire et secondaire, il y a eu des coupes budgétaires de 1,5 milliard entre 2010 et 2016 selon la Fédération autonome de l’enseignement. En outre, 42 % des enseignantes ont un statut précaire. Ces décisions ont des incidences directes sur les conditions de travail et sur les services offerts aux élèves. Le manque de professionnelles de soutien, attribuable en bonne partie aux compressions, vient aggraver la situation. L’amélioration du salaire d’entrée dans la profession ne va pas régler ces problèmes. Dans les régions où il y a pénurie d’enseignantes, l’amélioration des conditions d’exercice de la profession doit s’ajouter à la revalorisation salariale. Ces conditions expliquent probablement davantage que la question salariale pourquoi le quart des nouvelles enseignantes quittent la profession après cinq ans. L’argument de la pénurie contribue, ici aussi, à occulter des conditions de travail inacceptables, refusées par un nombre croissant de salariées.
L’utilisation des travailleurs migrants temporaires
Face aux difficultés de recrutement, employeurs et représentants gouvernementaux ont tendance, ces dernières années, à contourner le problème en favorisant l’entrée au pays de travailleuses et de travailleurs étrangers. L’expression « pénurie de main-d’œuvre » est commode pour justifier le recours à une main-d’œuvre « taillable et corvéable à merci » constituée de travailleurs migrants temporaires, pouvant très difficilement faire respecter leurs droits liés au travail et sans protections sociales, sans liberté sur le marché du travail et sans possibilité d’accéder à la citoyenneté. Selon le sociologue Sid Ahmed Soussi, leur nombre a connu une augmentation très importante au cours de la dernière décennie. En 2002, le programme concernant ce type de travailleurs, jusque-là conçu pour une main-d’œuvre hautement qualifiée (universitaires, ingénieurs, cadres), a été élargi pour combler des emplois dits « peu spécialisés » (restauration, entretien ménager, travail agricole, etc.). Les dispositions de ce programme, très favorables aux entreprises en raison de l’accélération des procédures d’acceptation et de la flexibilité qu’il leur apporte, lui ont fait connaître un développement exponentiel. Ce type de programme contribue à maintenir et à aggraver localement la stagnation, voire la baisse des salaires, en utilisant l’argument des pénuries de main-d’œuvre[4].
Cette tendance à recourir à des travailleurs étrangers temporaires est repérable partout dans le monde, créant ce que d’aucuns appellent un « précariat globalisé » [5]. On donne souvent l’exemple de la ville de Prato en Toscane : ville presque entièrement italienne en 1989, on y retrouvera 4200 firmes chinoises et 45 000 travailleuses et travailleurs chinois (20 % de la population de la ville) en 2008 ainsi que des conflits ethniques importants entre les différentes couches de ce précariat globalisé. Aux Émirats arabes unis, on compte 90 % de travailleurs étrangers temporaires ; au Qatar et au Koweit, plus de 80 % ; en Arabie saoudite, 50 %[6]. Au Québec, toujours selon Sid Ahmed Soussi, ces travailleurs remplacent de plus en plus des immigrants permanents, une analyse confirmée par le gouvernement actuel qui, jusqu’à tout récemment, affichait sa volonté de réduire l’immigration tout en favorisant le recours à des travailleurs migrants temporaires pour contourner la « pénurie » de main-d’œuvre.
Dans le cadre de la mondialisation économique, le centre hégémonique se déplace des États vers les entreprises transnationales qui imposent leurs diktats. Les États abdiquent leur rôle de défense des droits des citoyens pour satisfaire aux exigences des entreprises et tenter de se situer favorablement dans la compétitivité mondiale qui met les États en concurrence. Dans ce contexte, la mobilité d’une main-d’œuvre sans droits fait partie d’un retour à des formes d’exploitation comparables à celles des débuts du capitalisme industriel, alors que celui-ci ne faisait l’objet d’aucune réglementation et que les travailleurs n’avaient aucune protection.
L’argument de la pénurie de main-d’œuvre arrive à point nommé pour justifier l’expansion de ce précariat globalisé. Politiciens et commentateurs y adhèrent d’autant plus que nous connaissons actuellement un taux de chômage relativement bas. On a historiquement interprété une telle situation comme conférant un pouvoir et un rapport de force aux travailleurs (mais pas aux travailleuses), une occasion d’améliorer les salaires et les conditions de travail. Des périodes d’augmentation des taux de syndicalisation en découlaient aussi généralement. La disparition de ces phénomènes du côté du pôle de la main-d’œuvre est révélatrice d’un revirement de tendance inquiétant à plusieurs égards.
Le précariat globalisé a donné naissance à une concurrence nouvelle entre les salariés, provoquée par l’organisation capitaliste de la production et du travail à une échelle planétaire. Pour les salariés exploités, cette situation pose un défi beaucoup plus important que la pénurie supposée : celui de développer une solidarité entre toutes les couches du précariat globalisé tel qu’il se manifeste localement, pour contrer non seulement sa logique de concurrence, mais aussi la tendance xénophobe qu’elle peut nourrir dans les couches du précariat des pays d’accueil.
[1] Jacques Rouillard et Jean-François Rouillard, Perspective historique sur l’évolution des salaires réels au Québec (1940-2016). Groupe de recherche en économie et développement international (GREDI), Cahier de recherche 18-04, Université de Sherbrooke.
[2] Comme il s’agit de deux secteurs fortement féminisés, le genre féminin inclut ici les hommes.
[3] Voir Mia Laberge, « Manque d’infirmières : pénurie réelle ou structurelle ? », Le Devoir, 1er octobre 2018.
[4] Sid Ahmed Soussi, « Migrations du travail et politiques publiques : vers une informalisation internationale du travail ? », Revue internationale de politique comparée, vol. 23, no 2, 2016.
[5] Guy Standing, The Precariat. The New Dangerous Class, London, Bloomsbury, 2014.
[6] Idem, p. 186.