Relations août 2010

Silences

Mouloud Idir

La Libye : 40 ans de régime autoritaire et rentier

L’auteur, politologue, est agent de recherche et de communication au Centre justice et foi et membre du Groupe de recherche et d’initiatives pour la libération de l’Afrique (Grila)

La révolution libyenne voulait donner le pouvoir au peuple. Elle a plutôt donné naissance à un régime autoritaire, centré sur Mouammar Kadhafi. Longtemps honni par les puissances occidentales, le régime devient de plus en plus attrayant en raison de la manne pétrolière.

En septembre dernier, le colonel Mouammar Kadhafi célébrait avec faste ses 40 ans de règne à la tête de l’État libyen. De nombreux présidents d’Afrique noire, d’Amérique latine et du monde arabe étaient de la fête. Alors que Kadhafi espérait la présence des hauts dignitaires occidentaux – ce qui aurait consacré sa réintégration au sein de la communauté internationale – ceux-ci ont décliné l’invitation, préférant être représentés par leurs ministres ou ambassadeurs.

C’est en septembre 1969 que le jeune capitaine Kadhafi, alors âgé de 27 ans, a renversé le vieux roi Mohammed Idris el-Sanousi, sous l’impulsion du Mouvement des Officiers libres. Les officiers renversaient alors un régime monarchique en crise qui peinait à s’émanciper de la tutelle occidentale. Rappelons que c’est de façon négociée et sous le patronage des puissances occidentales – qui se disputaient notamment la manne pétrolière nouvellement découverte – que la Libye accéda, en 1951, à son indépendance face à l’occupant italien.

Son alliance avec les pays occidentaux ainsi que son incapacité à insuffler un véritable projet émancipateur pour le peuple libyen avaient fini par discréditer complètement le régime monarchique. Le contexte de l’époque était alors caractérisé par l’appel de la jeunesse libyenne et des classes moyennes citadines à une « deuxième indépendance » de la Libye pour infléchir la tutelle occidentale encore prégnante. En effet, la jeunesse avait été sensibilisée au messianisme d’un discours panarabiste (d’affirmation nationale arabe) dont la figure de proue était le voisin égyptien Gamal Abdel Nasser. Aussi, le maintien des bases militaires britanniques et étasuniennes, et la mainmise des oligopoles pétroliers étrangers ont été des sources de mécontentement que canalisera le Mouvement des Officiers libres.

Le régime révolutionnaire

Le régime libyen actuel se targue d’avoir gagné la bataille de l’indépendance pétrolière car, à coups de nationalisations, la « nouvelle république » exigea et obtint, au début des années 1970, la renégociation des contrats de concessions. La Libye nationalisera alors ses réseaux de distribution possédés par des filiales de Shell, Esso et AGIP. Cette nationalisation de l’industrie pétrolière s’est accompagnée de la signature de conventions de joint-ventures ne laissant aux sociétés étrangères que des participations minoritaires. Les revenus tirés de la rente pétrolière permettent d’ailleurs au pouvoir libyen de surseoir sa légitimité.

Cependant, entre le discours largement « révolutionnaire » et socialisant du régime libyen et la réalité, il y a un pas. Les retombées de la manne pétrolière sont largement en-deçà des attentes, compte-tenu des réserves qui ont fourni, en 2008, 100 milliards de dollars à un État dont la population n’est que de 5,8 millions d’habitants. Certes, en permettant à sa population d’accéder à un relatif bien-être matériel (qui n’a pas d’équivalent au Maghreb), le régime libyen s’est érigé en véritable bienfaiteur. La contrepartie est l’emprise d’un autoritarisme féroce et un étatisme apolitique et antidémocratique. Sous prétexte d’incarner la souveraineté populaire dans son entièreté, le régime s’oppose à toute forme d’expression politique et interdit tout parti d’opposition ou toute association de la société civile le remettant en cause.

Officiellement, les « fondements de l’autorité du peuple » reposent sur un système politique dit de « démocratie directe » qui prétend abolir la séparation entre gouvernants et gouvernés. Le peuple est donc censé exercer son autorité souveraine à travers des congrès et des comités populaires. Ces congrès se réunissent sur une base territoriale (quartiers, municipalités) et sectorielle (la santé, l’éducation, l’agriculture, l’industrie), et les comités populaires sont leurs instances exécutives. Cette structure politique repose, sur le plan idéologique, sur la volonté de combattre les substituts du « pouvoir du peuple », puisque, pour le régime, la démocratie représentative est une imposture. Les partis ne représentent qu’une fraction du peuple, alors que la souveraineté populaire serait « indivisible ».

Mais en réalité, ces congrès et comités – dont le mandat est d’identifier des enjeux de société importants – n’ont de populaires que le nom. Ils sont dépourvus d’attributions formelles et précises pouvant permettre à la population d’y exposer clairement ses doléances. Ils sont largement noyautés par différents acteurs qui gravitent autour des systèmes policier, militaire et administratif, tissant ainsi des liens d’allégeance en vue de tirer les bénéfices de la rente pétrolière. Les quelques espaces d’autonomie grugés par des acteurs locaux qui œuvrent au sein de ces comités populaires sont d’ailleurs vite l’objet d’un encadrement plus systématique de la part du régime. La décentralisation du pouvoir participe ainsi d’une logique de décentralisation de la responsabilité des problèmes. En effet, en impliquant des acteurs locaux dans la gestion des comités, le régime espère détourner vers eux les critiques du peuple.

L’alignement sur la mondialisation

Malgré un discours révolutionnaire destiné à la consommation interne, le régime autoritaire libyen se caractérise, depuis un certain temps, par une inflexion de plus en plus capitaliste. Il est bien décidé à profiter financièrement de la normalisation de ses relations avec plusieurs pays avec lesquels il était en rupture de ban jusqu’à récemment. Rappelons qu’en 1988, un avion de la Pan Am explose au-dessus de Lockerbie, en Écosse, puis un vol français de l’UTA s’abîme dans le désert du Niger. Tripoli est accusé d’être à l’origine des actes terroristes, et le Conseil de sécurité de l’ONU, sous l’influence des États-Unis et de la Grande-Bretagne, impose des sanctions en 1992, dont l’embargo sur les installations pétrolières. Elles ne seront levées qu’en 2003, sous l’impulsion du lobby pétrolier étasunien et moyennant des compensations financières de la Libye aux familles des victimes. Tout en offrant ces compensations, Kadhafi, à maintes occasions, accusa publiquement le gouvernement américain d’être à la source du crash de l’avion de la compagnie Itavia au large de la Sicile, le 27 juin 1980, qui fit 81 morts. Les États-Unis, aux dires du dirigeant libyen, étaient convaincus qu’il se trouvait dans l’appareil.

Désormais, avec la flambée du prix du pétrole et le chaos irakien, la Libye est devenue très attrayante. Le pays a procédé à la vente aux enchères de ses blocs pétroliers aux compagnies étrangères, lesquelles réalisent que le potentiel économique libyen va bien au-delà du 1,5 million de barils de pétrole par jour. Selon le politologue Luis Martinez, le régime tient le couteau par le manche : « Les Occidentaux doivent s’adapter à nous, disent les Libyens. Sinon nous sommes prêts à accepter les investissements de la Russie et de la Chine. Au niveau de l’armement, le marché est si compétitif que les Européens ont intérêt à séduire le régime de Kadhafi s’ils ne veulent pas se faire dépasser par d’autres[1] ».

Après 40 ans de régime autoritaire dit « révolutionnaire », la grande difficulté pour Tripoli est maintenant d’assumer, sur le plan interne, une conversion politique qui se déploie à vive allure et dans tous les domaines. En effet, la Libye met de l’avant la convergence de ses intérêts avec ceux des États-Unis et de l’Europe. Le pays renonce même à se doter d’une capacité de nuisance en mettant un terme à son programme nucléaire embryonnaire. Il libéralise également son secteur pétrolier et offre à l’Europe des garanties sur son approvisionnement en énergie. De nouvelles élites, formées aux États-Unis, émergent dans les domaines pétrolier et sécuritaire ainsi libéralisés, marginalisant progressivement les anciens « révolutionnaires » formés en Europe de l’Est. Pour ces élites, la Libye doit impérativement s’ancrer dans le monde occidental. Mais comment défaire sans remous un régime qui s’est fondé sur un discours révolutionnaire? Pour les réformateurs, le modèle à suivre est celui de la Chine communiste : faire cohabiter le « patrimoine révolutionnaire » avec l’économie de marché capitaliste. Comme le souligne le politologue Aziz Fall, l’analyse du régime libyen actuel doit être attentive aux circuits dans lesquels sont investis et engloutis des fonds considérables, et qui sont l’équivalent de ceux des pétromonarchies du Golfe. D’autant plus que ce régime a vite compris, par l’entremise de l’Italie et de la Suisse, les rouages des placements financiers internationaux.

Quant au scénario de l’après-Kadhafi, il préfigure vraisemblablement une succession qui prendra la forme d’une dynastie, le fils succédant au père. Saïf al-islam, fils cadet de Mouammar Kadhafi est, pour l’instant, donné pour successeur. En attendant, le régime continue d’user de son atout pétrolier pour différer toute forme d’ouverture démocratique. Mais pour combien de temps encore?

 



[1] Dans une entrevue au quotidien suisse Le Temps, 29 juillet 2008.

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