Relations Septembre 2012
La libellule anarchiste
« Qu’est-ce qu’une âme? C’est une sensibilité qui tire son existence de ce qu’elle n’est pas. »
Jean Bédard, Marguerite Porète. L’inspiration de Maître Eckhart, VLB éditeur, 2012
Comment la poésie me fait vivre? Pas avec l’argent, c’est sûr, mais par le bonheur de quelques instants gratuits. Car je m’identifie si rarement aux institutions culturelles – entendez celles qui doivent être rentables – que je vais toujours voir ailleurs si je ne pourrais pas m’y retrouver.
Certains me feront remarquer que je n’échappe pas au besoin commun de narcissisme en cherchant à débusquer le moindre signe qui flattera mon insignifiance. D’autres préciseront que je suis un incurable romantique, allergique à tout ce qui a un lien trop direct avec l’argent. Mais non, je ne trouve pas l’argent sale, juste sans réelle importance en regard de ce que je sens que j’ai à vivre. Et puis je connais bien les dénigreurs : ils sont d’abord envieux de ce qui leur échappe parce qu’au fond, ils ne peuvent s’échapper de leur insécurité. Je leur souhaite juste de relâcher un peu les rênes, la muselière ou le joug.
L’habitude juge promptement; le risque tente, quant à lui, une sortie hors des ornières, quitte à errer ou se fourvoyer. Mais qui se perd vraiment? Je veux dire : qui peut totalement se tromper à se laisser découvrir par l’autrement, à s’abandonnerde temps en temps au dépouillement du temps et à l’épouillage de soi?
J’en apprends plus de ce que je ne connais pas que de ce que je crois ou crois savoir. La richesse de la durée qui nous est impartie nous conduit à la conscience de notre perte du temps. Comme pauvreté, je connais pire; entre autres celle qui n’a pas les moyens intérieurs d’en tirer non un profit personnel, mais une chance d’ouverture, l’occasion d’un sentier alternatif.
Qui n’est pas jaloux de ce qu’il aimerait être si ce n’est celui qui fut ce qu’il n’aurait jamais imaginé pouvoir être? Être ne s’accomplit pas seulement dans la réalisation de ce qu’on voudrait devenir mais bien plus étonnamment par l’advenir de ce qu’on pensait inconcevable.L’être humain est taillé par ce qui le dépasse et détaillé par ce qui lui manque. Tout n’est pas donné à l’individu ou au particulier et certaines choses ne se révèlent que par une attention inopinée, sans opinion, face à certains détails qui nous pointent ou nous percent. Certains parlent ici et à juste titre de sérendipité.
On ne peut se prévoir dans la mire de l’index des choses parmi lesquelles nous avançons ou entre les mains des évènements qui surgissent. Nous essayons de faire avec mais nous nous découvrons surtout une fois démasqués, déplumés de nos quasi-certitudes. Nous avons l’assurance-mort et nous la payons de notre imprésence.
Les sourires passent, les pleurs se déshydratent, le pourrir se précise, le mourir confirme la défaillance qui pourtant nous avait proposé ceci : se définir, c’est sortir de la finitude, c’est donc pouvoir faire un pas dans le mouvement de s’infinir.
C’est ainsi que je me retrouve assis parmi les pierres au bord d’un étang donné, face aux nénuphars, colverts et carouges à épaulettes, quand une drôle de libellule se pose près de moi. Elle a un appendice tout blanc et, à la place des quatre ailes finement membranées et translucides, quatre ailes noires, rectangulaires.
Je ne pourrais dire s’il s’agit réellement d’une libellule mais appelons cela, pour l’instant, un porte-étendard quadruplement anarchiste. Il y a des phénomènes qu’on ne peut calculer ou faire entrer dans un ordre donné, car ces phénomèness’évadent de l’usage courant des nombres et des mots. Et pourtant certains d’entre eux peuvent s’avérer chiffrés. Ils sont pour l’instant au nombre de quatre : l’anarchie de l’imprévisible, l’anarchie de la coïncidence, l’anarchie de la beauté et l’anarchie de la lumière. Oui, vraiment, la course effrénée des hommes ne rattrapera jamais la marche indifférenciéedu monde.
Crédit photo: Gabor Szilasi